Après deux confinements dissemblables et une fin d’année relativement bonne, comment se portent les libraires en ce début 2021 ? Et comment voient-ils leur avenir ? Deux exemples, à Bouxwiller et à Strasbourg
Dans la réserve de sa librairie du quartier strasbourgeois du Neudorf, Dominique Ehrengarth déballe les cartons qui viennent d'arriver. Une livraison quotidienne : "Le début d’année est une période bizarre, avec des livres de l'année dernière et des nouveautés" explique-t-il. Dans certains cartons, les ouvrages encore commandés fin 2020, qu'il faut remettre aux clients le plus rapidement possible. Dans d'autres, les nouveautés à trier et à mettre en rayons.
Dans le magasin, en ce matin de semaine, ce n’est plus le rush d’avant les fêtes. Pourtant, il y a du monde, toujours deux, trois personnes, en continu. Venues chercher un article de papeterie, passer une commande ou simplement prendre le temps de flâner dans les rayons. Comme si, depuis la réouverture de leur librairie, fin novembre, elles n’avaient pas encore pu véritablement en profiter.
"La fermeture a vraiment duré trop longtemps", estime un client fidèle. "C’était vraiment une joie de revenir." – "Commander par internet, ce n’est pas la même chose. En magasin, on a le choix, on trie. On est imprégné par les livres" ajoute un autre. "C’est vraiment chouette d’être là" renchérit une dame. "J’attendais ça depuis longtemps."
Quand les clients ont pu revenir, ils nous ont manifesté leur joie de nous revoir. C'était vraiment une déclaration d'amour.
Dominique Ehrengarth ne peut que confirmer. Fin novembre, "quand les gens ont pu revenir, ils nous ont manifesté leur joie de nous revoir, tout comme en mai. En mai, c’était encore plus fort, car avant nous étions totalement fermés. Mais c’était vraiment une déclaration d’amour, et c’est fantastique pour nous."
Lui-même n'a pas vécu ces deux confinements de la même manière. Lors du premier, au printemps 2020, ses deux salariées étaient au chômage technique, et les éditeurs étaient fermés. Lorsqu’il a pu vendre par drive, il a tout géré seul. Mais au deuxième confinement, même si son magasin – jugé "commerce non essentiel" - était à nouveau fermé, il a pu garder ses salariées, car le click and collect a bien fonctionné, d'autant plus que cette fois, les éditeurs sont restés ouverts.
Malgré une fin d’année plutôt positive, les libraires ne sont pas tirés d’affaire. "On est tous dans la même situation" explique Dominique Ehrengarth, qui préside l’ALIR (association des libraires indépendants du Rhin). "Jusqu’à présent, ça va. Mais comment allons-nous continuer ? Nul ne le sait. Un certain pourcentage de chiffre d’affaires de plus ou de moins, et on est vite dans le rouge – ou pas."
Certaines aides de l'Etat sont plafonnées, ce qui pénalise les librairies les plus grandes. D’autres aides, sous forme de prêts, devront être remboursées dans un délai encore incertain. En outre, certaines librairies pâtissent de la baisse des commandes des médiathèques, pour cause de crise sanitaire, et de celle des ventes des livres scolaires, suite au passage de nombreux lycées aux livres dématérialisés.
Pourtant, malgré ce contexte anxiogène, les signes d'espoir existent. De nombreux clients, longtemps adeptes des ventes par internet, ont retrouvé le chemin des librairies. "J’étais une habituée d’Amazon, et je suis devenue une militante de cette librairie" reconnaît Véronique, une autre cliente. "C’est vraiment essentiel d’avoir ce genre de magasin qui s’insère dans un quartier, et donne une visibilité aux livres."
A Bouxwiller, une librairie reprise en plein confinement
Et puis, rien que dans le Bas-Rhin, des librairies vouées à disparaître pour cause de départ en retraite ont trouvé des repreneurs. Ainsi à Bouxwiller. La librairie Lilébul devait fermer définitivement en octobre. Mais un mois plus tard, elle a rouvert sous le nom de Bouq's, reprise par un frère et une sœur, Patrick Jehl et Viviane Hinckel.
"Pour nous, c’est une aventure toute récente" confie Viviane Hinckel. Pour elle, infirmière, et pour son frère, qui enseignait la musique, il s’agit d’une véritable reconversion. "Durant le premier confinement, on a eu le temps de réfléchir, ça a probablement été le détonateur" précise-t-elle. En apprenant que les libraires de Bouxwiller cherchaient des repreneurs, "l'idée a pris forme et germé rapidement."
"Les livres, c’est quelque chose qu’on apprécie dans la famille, et c’est Viviane qui m’a fait découvrir la lecture" ajoute Patrick. "Donc quand l’occasion s’est présentée, (…) j'ai demandé à Viviane de m’accompagner dans l’aventure, et elle a dit oui."
Les clients étaient là. Les anciens comme les nouveaux. Tout contents que la librairie soit à nouveau ouverte.
Après un court délai de préparation, ils ont prévu d'ouvrir le 12 novembre dernier. Mais cette date est tombée en plein milieu du second confinement, et du click and collect. "Alors on a entr’ouvert" sourit Viviane Hinckel. D'emblée, les clients étaient au rendez-vous, et ont passé leurs commandes par mail et par téléphone. Ce début un peu particulier convenait bien au nouveau libraire : "Ça nous a permis de commencer plus doucement, plutôt que d’être lâchés dans la nature face aux clients. Ça nous a donné un répit pour appréhender ce travail, car on n’est pas du métier."
A l’issue du confinement, le 28 novembre, lorsqu’ils ont pu ouvrir la porte pour de vrai, "on a eu un mois à plein régime" se réjouit Viviane Hinckel. "Les gens étaient là. Les anciens clients comme des nouveaux. Tous contents que la librairie soit à nouveau ouverte, et ils nous disaient : ‘On en a besoin’. C’était super."
Ce début janvier est plus calme, mais là aussi, les clients continuent de venir. Chercher quelques cartes de vœu, échanger un livre reçu en double ou découvrir les nouveautés. Avec, en sus, le plaisir de se faire conseiller. "Le libraire précédent aussi me conseillait, et j’achetais pas mal de bouquins car il les avait lus avant" raconte ce client. "C’est une grande joie de pouvoir revenir" reconnaît cette dame. "On aime les livres, et mes petits-enfants aussi adorent ça."
Dans l’immédiat, préférant jouer la sécurité, Viviane Hinckel garde encore son ancien métier d’infirmière, mais à mi-temps. Mais malgré la crise et l’incertitude des prochains mois, elle et son frère se disent sereins. Ils se sont préparés à l'éventualité d'un troisième confinement. Et après un début "intense, très intense", ils apprécient le retour à un rythme moins soutenu, qui leur laisse le temps d'apprivoiser leur nouveau travail. "Chaque jour est différent. Pour le moment, ce n'est que du bonheur" jubile Viviane.
C'est vital, une librairie. On se connaît mieux si on lit.
Et puis, ils ont déjà plein de projets. "Dans cinq mois, on sera ailleurs" révèle Patrick Jehl. Un déménagement à quelques centaines de mètres, "plus bas dans la rue", dans un local plus spacieux. Car à côté de la vente de livres, de papeterie et de jeux de société, ils voudraient aussi proposer des rencontres avec des auteurs, et des après-midis de jeux, ce qui est impossible dans leur magasin actuel. Un beau pari sur l'avenir, et une belle manière de faire la nique à la morosité ambiante.
Cette combativité joyeuse se ressent aussi dans la librairie de Dominique Ehrengarth, pour qui les librairies "sont vraiment des espaces de liberté, où on a le choix, et où tous les moyens d’expression coexistent." – "C’est vital, une librairie", résument deux autres de ses clientes. "Ça fait partie de la culture. On se connaît mieux si on lit." Peut-être est-ce là l'une des clés de l'engouement pour ces magasins, catalogués comme "non essentiels", mais soutenus par leurs clients contre vents et marées. Des espaces de résistance culturelle, d'autant plus vitaux que tous les autres – cinémas, théâtre et opéras - restent désespérément clos.