L'histoire du dimanche - L'effondrement du tunnel de Winterberg : l'horreur des soldats enterrés vivants durant la Grande Guerre

1917 à Craonne (Aisne), près de la Caverne du Dragon, environ 150 soldats allemands se trouvent piégés dans la folie et le désespoir des souterrains. Les récits des survivants, ainsi qu'une polémique archéologique, documenteront et alimenteront l'éprouvante légende du tunnel enseveli de Winterberg.

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C’est l’histoire d’un tombeau. Nous sommes au printemps 1917. La Grande Guerre est bloquée, elle siège dans les tranchées. Autour du Chemin des Dames, route nommée ainsi parce qu’elle était jadis empruntée par les filles de Louis XV (les "Dames de France") pour traverser le massif de l’Aisne, les Allemands ont eu tout le temps de bien s’installer depuis 1914, notamment à Craonne et ses hauteurs.

Le village est surmonté d’un plateau, le plateau de Californie, que l’ennemi appelle plutôt "Winterberg", en référence à une montagne suisse. Un plateau exploité pour son calcaire et donc massivement creusé de galeries et cavités reliées entre elles. Aménagées par l’ennemi, elles forment un redoutable système de défense et contre-attaque.

Pour le nouveau général en chef français, Robert Nivelle, le statu-quo est insupportable. Il mobilise plus d’un million d’hommes entre Soissons et Reims pour une offensive fulgurante et décisive. Du moins, c’est le plan.

Le 2 avril, les bombardements commencent pour préparer le terrain. Le 16, les soldats s’engagent… Et s’enlisent. Craonne est pénétrée mais les hauteurs restent imprenables. L’ennemi se terre et ressort là où on ne l’attend pas. Quand une galerie est investie, l’angoisse du souterrain produit de sanglants combats au corps-à-corps, si rares par ailleurs dans cette guerre.

"Les Français sont vraiment pris au dépourvu, raconte Franck Viltart, historien et chef du service Chemin des Dames et Mémoire au conseil départemental de l'Aisne. Il y a beaucoup plus de tunnels que ce qu’ils pensaient et leur localisation n’est pas exacte."

Nivelle s’obstine. Une seconde offensive est lancée début mai. Même méthode : 533 obus à la minute pour bousculer l’ennemi avant l’assaut. Le 3 mai, d’après les archives allemandes, des soldats meurent déjà ensevelis dans les tunnels. Le lendemain, c’est un tunnel bien particulier qui va être touché.

Piégés sous terre

Le 4 mai, veille de l’assaut français, quelque part entre 11h30 et 11h45, un énorme obus - "320 mm" selon Franck Viltart - frappe l’entrée nord du tunnel de Winterberg. Ce dernier aurait été précisément visé par les avions français. "C’est un tunnel important, car il est sur le plateau et permettait donc aux Allemands de circuler entre le village et ses hauteurs", explique l’historien.

À l’intérieur du tunnel : des dizaines d'hommes. "Des centaines", diront certains rescapés. Et la panique. L’obus n’a pas seulement fermé la seule voie d’accès : il a fait exploser un dépôt de munitions.

"La fosse commune était faite. Tout brûla, les caisses, les parois du tunnel, les manches des milliers de grenades à main, tous les cartons de fusées éclairantes, les innombrables munitions d’infanterie explosèrent, les grenades à mains crépitèrent, les fusées éclairantes rouges, jaunes, blanches, tout explosa."

Kaspar Bruttel, survivant du drame

Lettre de souvenirs écrite en 1938

Les quelques objets qui seront découverts sur place, le siècle suivant, témoigneront à la fois de l’instant et de l’époque. "On a retrouvé des munitions fondues entre elles avec la violence de l’explosion, d’impressionnantes concessions qui expriment beaucoup, souligne Franck Viltart. Il y a aussi la cloche, qui servait à alerter en cas de bombardement au gaz. Et un petit miroir avec l’image de l’empereur, témoignage de la propagande."

Retour dans le tunnel. La fumée et le gaz font reculer les soldats dans l’impasse. Le chef du régiment - le 111e du Baden-Württemberg, un land du sud-ouest allemand - ordonne l’évacuation par les sorties de secours latérales, mais seule une trentaine de soldats y parvient. Une partie en est même "empêchée par la mauvaise décision d’un sous-lieutenant […] qui voulait protéger l’arrière de la galerie de la progression des gaz en installant une barricade de sacs de sable", selon les archives allemandes.

"On a tout de suite construit trois barricades pour que les gaz ne puissent pas pénétrer plus loin dans la galerie. La dernière barricade a dû être montée derrière les sorties de secours. Et là, on s’est retrouvés entre la vie et la mort."

August Berthold Kreiner, survivant du drame

Lettre à sa femme en 1917

Racines, terre, sable : des pans de plafond s’effondrent sur les prisonniers. Plus encore lorsqu’ils tentent, à la pioche, de creuser ou déboucher des puits d’aération. Certains meurent dans l’effort. Le combat est vain. Les forces, maigres. Les hommes entendent qu’à la surface, leurs camarades sont pilonnés. L’espoir d’être secouru s’amenuise peu à peu. "On était enterrés vivants", écrira Kaspar Bruttel, l’un des survivants.

La folie gagne et la mort fait sa récolte

Dans le tunnel enseveli, tout ce qui fait la vie vient à manquer. Le gaz et les barricades empêchent l’accès aux rations, de toute façon difficilement détectables. "Il faisait partout noir comme dans un four", écrira August Berthold Reiner, un survivant. Car à la chaleur et la soif s’ajoute l’obscurité. On économise les lampes. L’air n’est tellement plus respirable que les allumettes craquent à leur tour. "On n’avait qu’une bouteille d’oxygène, on l’a accrochée au mur et on l’a laissée se vider, racontera Karl Leopol Feßer, un ouvrier de l’industrie du tabac de 23 ans, rescapé lui aussi. Vivre devenait de plus en plus insupportable."

"La folie commença son jeu avec nous. La mort montait la garde à la barricade pour qu’aucun n’en réchappe. […] Je trouvai une lampe de poche : mes camarades gisaient là, nus, les mains convulsivement tendues. Je ne voulais plus rien voir et laissais tomber la lampe. […] La mort avait fait sa récolte."

Karl Leopol Feßer, survivant du drame

Témoignage publié en 1937

Les récits décriront une atmosphère dépressive et "effrayante". Souvent allongés au milieu des morts : des hommes "agités et énervés", des "prières et supplications", des appels à l’eau ou au café. Certains boivent leur urine entre deux pertes de conscience. D’autres s’arrachent les ongles en grattant vainement les parois. Kaspar Bruttel, "pas encore à bout de nerfs", écrira qu’ils "devenaient fous et sombraient dans le désespoir".

Pendant toutes ces longues heures tristes dans la nuit noire, les grenades et les mines continuaient à s’abattre sur notre tunnel, qui se soulevait par la pression et retombait. Puis quelque chose de pire encore commença. J’entendis des détonations de revolver, mon Dieu, tous cherchaient une arme et s’ôtaient la vie.

Kaspar Bruttel, survivant du drame

Lettre de souvenirs écrite en 1938

Le silence et "les ténèbres" s’installent, à mesure que les malheureux choisissent le suicide plutôt que l’asphyxie.

Karl Leopol Feßer raconte ainsi comment il a assisté l’un de ses camarades, avant d’envisager de se donner lui-même la mort : "Il criait d’une voix cassée qu’on lui charge un pistolet. […] Il me donna un pistolet, je tirai avec mes dernières forces la culasse et lui rendit à sa demande. Après un court instant, le temps peut-être de dire au revoir aux siens, un «bang» parcouru la galerie, et un râle sorti de sa bouche. […] Je cherchai l’arme que je trouvai aussi. Lentement, je retournai à ma place sur le lit. Un bref adieu à l’adresse de ma famille, puis j’appliquai l’arme sur mon coeur. Lorsque je me réveillai bien plus tard, j’étais couché sur le sol. J’ai dû m’évanouir avant le dernier geste."

Malgré l’horreur, si ces témoignages existent, c’est bien que la lumière aura fini par percer le tunnel de Winterberg.

Comment quelques-uns ont survécu

Dans ce tunnel de l’enfer, de petits groupes se forment, des initiatives sont prises et "quelques hommes", selon les archivistes allemands, vont s’en sortir.

Parmi les tentatives réussies et connues, la première est celle de Kaspar Bruttel, 33 ans, et son ami Leo Weiss. C’était déjà "un temps infini" selon le premier, mais seulement "tant d’heures" après l’explosion, les deux sergent et vice-sergent s’exfiltrent eux-mêmes de l’implacable tombeau. Bravant les interdits de la hiérarchie, ils traversent les obstacles, avec un piolet trouvé par chance. Ils rampent sans le comprendre sur les camarades blessés ou morts près de l’entrée du tunnel, défient le feu et se hissent à l’air libre.

"J’attrapai la racine d’un arbre, me hissai au-dessus des objets brûlants et plongeai la tête la première, et j’étais dehors. Je voulais pousser un cri de joie mais je ne pouvais pas. Je rampai encore, tombai dans un trou et perdis connaissance. [...] C’est une grenade qui [...] m’effraya. [...] Un brancardier me vit. Il m’appela. Je le suivis et il me porta dans un abri."

Kaspar Bruttel, survivant du drame

Lettre de souvenirs écrite en 1938

Près de deux jours plus tard, August Berthold Kreiner sauve également sa vie. Avec quatre autres hommes, ce menuisier de 39 ans, qui avait déjà connu un ensevelissement durant la guerre, profitait d’un petit conduit d’aération et disposait d’eau, de café et d’une bouteille de vin. De quoi maintenir l’esprit éveillé et décider enfin d’avancer, ne pas attendre plus longtemps. Le groupe perçoit alors la lueur d’une bougie (signe que l’air passe quelque part) : il l’utilise pour trouver la sortie.

Un récit qui ne sera connu qu’en 2021, une lettre généreusement transmise aux chercheurs par le petit-fils du vétéran.

"À l’avant, les morts étaient couchés les uns sur les autres, comme s’ils voulaient se pousser les uns les autres vers l’extérieur. Quand on a été dehors, on nous a dit que le 111e régiment avait disparu et ils nous ont simplement faits nous asseoir. On a aussi appris avec étonnement qu’on était dimanche (le 6 mai, ndlr) et qu’on avait dormi toute la journée du samedi."

August Berthold Kreiner, survivant du drame

Lettre à sa femme en 1917

Par deux fois ensuite, August Berthold Kreiner retourne dans le tunnel, pour récupérer des affaires et sauver des hommes. "La troisième fois, je n’ai plus osé parce que l’air était vraiment mauvais à l’intérieur", racontera-t-il humblement.

Un dernier témoignage existe, le premier connu (ses mémoires ont été publiées seulement 20 ans après les faits) mais le dernier dans la chronologie : celui de Karl Leopol Feßer. Ce n’est qu’après quasiment une semaine de calvaire que cet ouvrier de l’industrie du tabac de 23 ans est sorti des décombres, sauvé par les siens.

"Je doutais de mes oreilles. J’entendis le mot "de l’aide !" [...] et encore une fois "de l’aide" un peu plus près. J’eus comme des éclairs dans les yeux et je dus les refermer. Était-ce de la lumière ? Je réunis mes dernières forces pour crier et je les entendis : "Doucement, camarade, on arrive !" Je ne comprenais pas, étais-je sauvé ? Ils se penchèrent sur moi et me donnèrent de l’eau, de l’eau. [...] Ils revinrent avec une toile et me soulevèrent. [...] Puis les sauveteurs dirent : "Aujourd’hui, ça fait six jours que l’effondrement a eu lieu !""

Karl Leopol Feßer, survivant du drame

Témoignage publié en 1938

Combien d’autres sont sauvés ? "Il y a un certain flou entre ceux qui sont sortis, ceux qui sont morts, ceux qui ont été évacués puis finalement morts et enterrés", explique Franck Viltart. Mais l’historien salue le travail méticuleux des archivistes allemands de Baden-Württemberg : "Ils ont pris les fiches de chaque soldat et ont fait un décompte assez précis. On a leurs noms, leur parcours, etc. C’est vraiment très intéressant."

Selon ces travaux, 79 soldats du régiment seraient morts dans les combats des 4 et 5 mai à Craonne, tandis que 80 autres sont portés disparus dans le tunnel de Winterberg.

Des chiffres plus spectaculaires encore sont parfois relayés. Une maladresse qui renvoie probablement à la passion que cette histoire aura généré… Cent ans après les faits.

La pelleteuse ou le repos des morts

Malgré ces quelques sauvetages et les efforts de recherche des familles qui suivront, le drame et la localisation-même du tunnel se perdent dans l’oubli. Dans les années 20 et 30, des mémoriaux sont dressés en Allemagne, le témoignage de Karl Leopol Feßer est publié… Et la Seconde Guerre mondiale éclate, mettant la mémoire de l’événement entre parenthèses.

"Un ancien combattant raconte qu’il est revenu à Craonne en 1955 pour retrouver le tunnel, rapporte Franck Viltart. Une vieille dame lui aurait dit : 'c'est là' mais il ne s’est pas rendu compte qu’il était en fait dans la Caverne du Dragon, qui a aussi un tunnel".

Dans les années 80, les Allemands redécouvrent le Mont Cornillet, un autre "tunnel de l’horreur", près de Reims. "Le bruit court à Craonne qu’ils ont alors aussi fait une première tentative de repérage ici, mais je n’ai aucune trace dans les archives", note Franck Viltart.

La mémoire du tunnel de Winterberg ne renaît véritablement de ses cendres qu’en 1995, lorsqu’un conducteur de métro parisien et historien-archéologue amateur, Alain Malinowski, met la main sur une vieille carte militaire de Craonne, où l’édifice (dont il avait entendu parler et qui le passionne) apparaît. Il y travaille des années, fait des repérages sur le terrain et pense avoir retrouvé l’entrée perdue du tunnel. Il écrit même à la chancelière Angela Merkel pour que des prospections soient engagées, en vue d’exhumer les corps et les rendre à leurs familles.

En 2010, des officiers sont enfin envoyés sur place mais concluent que c’est impossible : trop cher, trop dangereux. Tant pis ? Les Malinowski n’ont pas dit leur dernier mot. Surtout le fils, Pierre Malinowski. Un personnage sulfureux, ancien légionnaire, décrit par Le Monde et Le Courrier Picard comme proche de l’extrême-droite et de Moscou.

Le 31 décembre 2019, l'impatient, parfois qualifié de "flibustier", monte une opération sauvage à l’entrée présumée du tunnel de Winterberg. Dans la nuit, ses hommes creusent le sol à coup de pelleteuse. Ils découvrent quelques reliques - la cloche et des rails servant au transport de munitions - prouvant, selon eux, qu’ils sont au bon endroit. L’individu écopera d’un rappel à la loi.

La polémique passée, de nouvelles prospections sont engagées en avril 2021. Celles-ci sont sécurisées et avec "un maximum d’égard pour la mémoire de ces soldats", souligne la préfecture de l’Aisne. Cette dernière annonce que la localisation de l’entrée du tunnel est confirmée. Un manteau, parfaitement conservé dans le sable, est par ailleurs découvert. Son propriétaire sera identifié.

"Les Allemands ont fait un appel à témoin dans la presse, raconte Franck Viltart. Le manteau avait ses épaulettes du 111e régiment de réserve badois et, dans ses poches, il y avait une paire du 114e régiment d’infanterie. Dans les fiches, il n’y avait qu’un seul soldat passé par ce régiment avant de rejoindre le 111e, Emil Knöpfle. Il s’avère qu’il est mort la veille de l’effondrement du tunnel. Vraisemblablement, son manteau était resté à l’entrée et a été enseveli."

D’autres trésors ressortiront probablement des archives. Mais pas forcément du terrain. En effet, en 2022, une seconde opération sur le tunnel de Winterberg - un forage avec une caméra - sonne le glas des espoirs de fouilles archéologiques. Dans le tunnel, c’est le brouillard. On ne voit rien, pas de corps. Et on ne va pas bien loin. La préfecture constate "l’impossibilité de pénétrer sans la mise en œuvre de moyens très lourds dans ce tunnel profondément enfoui, garantissant ainsi le respect dû aux corps des soldats qui y sont morts".

Le tunnel se trouve sous 15 mètres de calcaire. Par le dessus, les foreuses ont cassé. Le relevé de géo radar a montré qu’il faudrait creuser horizontalement dans la montagne sur des dizaines de mètres pour l’atteindre. Donc c’est impossible, à moins d’avoir des millions d’euros. 4 millions ? C’est le budget annuel pour la recherche de corps partout dans le monde.

Franck Viltart, historien

À France 3 Picardie

N’est-ce pas mieux ainsi ? Certains descendants réclament qu’on laisse les défunts en paix. Certains historiens dénoncent même la polarisation médiatique sur ce tunnel plus qu'un autre. "Il y a des précédents, c’est une tragédie parmi tant d’autres, admet Franck Viltart. Mais je pense que c’est un tunnel important pour relancer la recherche et la mémoire sur le Chemin des Dames."

En février 2023, les autorités françaises et allemandes annoncent qu’elles n’organiseront pas de fouilles, mais que le lieu sera classé comme nécropole de guerre allemande. "Le repos des morts est protégé", se félicite-t-on outre-Rhin.

Ce serait la 250e sépulture collective allemande en France. La procédure administrative est en cours et les Allemands veulent lancer un concours d’architectes et paysagistes. Donc ils veulent quelque chose d’assez large, qui rende hommage à tous les morts, d’autant qu’il y a d’autres tunnels effondrés dans le Chemin des Dames.

Franck Viltart, historien

À France 3 Picardie

Le mémorial sera probablement inauguré en 2025.

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