À la fin du XIXe siècle, un petit juge de l'Aisne devient célèbre après avoir relaxé une femme qui avait volé du pain pour nourrir son fils. Cette décision controversée pour l'époque sera la première d'une longue liste de jugements en faveur de la justice sociale et du droit des femmes.
"J'ai incliné la justice vers les petits, vers les déshérités de la vie." Cette citation de Paul Magnaud est probablement celle qui résume le mieux le combat de sa vie. Pourtant lorsqu'il naît en 1848, dans la commune de Bergerac en Dordogne, rien ne laisse présager qu'il entrera dans l’histoire du droit et de la magistrature.
Animé par l'idéal républicain
On sait peu de chose de son enfance, si ce n'est qu'il est le fils unique d'un petit fonctionnaire, et qu'il grandit dans une famille républicaine. Le Second Empire est instauré alors qu'il n'est encore qu'un bambin. "Il grandit dans le milieu des héritiers de 1848 (proclamation de la IIe République, ndlr), qui n'ont pas accepté le coup d’état de Napoléon III et qui entretiennent cette fibre républicaine et patriotique", explique Mohamed Sadoun, auteur du livre Paul Magnaud : le bon juge de Château-Thierry, aux éditions Riveneuve.
Magnaud a 22 ans lorsque la guerre contre la Prusse éclate en 1870. "Il fait tout pour être mobilisé, c'est un vrai patriote." Il se retrouve dans la garde mobile, affectée à la défense des places fortes et des villes, du maintien de l'ordre intérieur. La IIIe République est proclamée le 4 septembre et c'est tout un modèle de société qui est à construire. Le jeune homme est prêt à tout pour défendre la République, et prendra ensuite part aux combats jusqu'à l’armistice signé le 28 janvier 1871. Le lieutenant Magnaud est démobilisé et reprend ses études.
Après des débuts comme avocat stagiaire, il entre dans la magistrature à 32 ans. Et c'est là que son parcours picard commence. Il obtient un premier poste à Doullens dans la Somme, puis devient juge d'instruction à Montdidier, avant de partir pour Senlis, puis Amiens. Jamais très loin de Paris où tout se décide, mais pas dans les cercles de pouvoirs pour autant. Tout ça se passe en seulement sept ans. "Son instabilité est également le signe d’une insatisfaction. Il cherche un poste à sa mesure", écrit Mohamed Sadoun dans son ouvrage.
Paul Magnaud n'est pas encore connu du grand public, c'est un magistrat de province comme les autres. "À ce moment-là, ce n'est pas un "progressiste", comme on le dirait aujourd'hui. Disons qu'il est républicain, mais pas encore socialiste. Il est un peu canaille, il aime bien être là où ça se passe. C'est un peu une tête brûlée qui ne respecte pas les consignes."
En 1887, il obtient finalement le poste de président du tribunal de Château-Thierry, dans l'Aisne. Il ne jouit pas d'une réputation exceptionnelle, on lui reproche même un air un peu hautain, et sa hiérarchie n'apprécie pas vraiment qu'il demande une augmentation.
L'affaire de la petite voleuse de pain
Et c'est à ce poste que sa carrière va prendre un tournant. Il entend y défendre les principes de sa si chère République. Anti-clérical, il n'hésitera pas à faire condamner un prêtre pour des violences envers un enfant, ni à envoyer en prison un curé qui a vaguement critiqué la république (jugement qui ne sera pas confirmé en appel). "Pour lui, l’Église, c'est l’obscurantisme, ce qui empêche l'homme de s'émanciper", analyse Mohamed Sadoun.
En 1898, il doit juger une affaire assez banale. Louise Ménard, une jeune femme de 23 ans, a la charge de nourrir à la fois sa mère et son fils de deux ans, dont le père a déserté. Installée à Charly-sur-Marne, elle est en grande difficulté financière depuis qu'elle n'a plus de travail, et les aides du bureau de bienfaisance de la commune ne suffisent pas à la nourrir, elle et sa famille.
Après près de deux jours sans manger, elle vole un pain de trois kilos à un boulanger, pour nourrir son fils. Rien d’extraordinaire dans cette histoire a priori : au tribunal de Château-Thierry, les petites infractions comme le vol ou le vagabondage sont monnaie courante. Ici, le vol est caractérisé et Louise Ménard ne le nie pas. Tout laisse à penser qu'elle sera condamnée. Et pourtant, le juge Magnaud l'acquitte. Une décision qu'il justifie par une interprétation très lointaine de l'article 64 du code pénal, qui déresponsabilise le prévenu "en état de démence au moment de l'action, ou contrait par une force à laquelle il n'a pas pu résister". Il considère que la faim et la nécessité de nourrir son fils constituent cette "force" à laquelle on ne peut pas résister.
Le jugement sonne comme le préambule d’un manifeste politique pour la justice sociale. Il y expose la responsabilité de la société de ne pas laisser une fille-mère mourir de faim. En voici un extrait : "Attendu que la faim est susceptible d'enlever à tout être humain une partie de son libre arbitre et d'amoindrir en lui, dans une grande mesure, la notion du bien et du mal ; qu'un acte ordinairement répréhensible perd beaucoup de son caractère frauduleux, lorsque celui qui le commet n'agit que poussé par l’impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité [...] ; que l’intention frauduleuse est encore bien plus atténuée lorsqu'aux tortures aiguës résultant d'une longue privation de nourriture, vient se joindre comme dans l'espèce, le désir si naturel chez une mère de les éviter au jeune enfant dont elle a la charge [...] ; le tribunal renvoie Louise Ménard des fins de poursuites, sans dépens."
"C’est un peu un modèle de plaidoyer pour la sécurité sociale, qui ne viendra que 50 ans plus tard", estime Mohamed Sadoun.
Un juge avant-gardiste
À l'époque, la pauvreté et le statut de fille-mère inspirent surtout du mépris, voire du dégoût, à la population bourgeoise. Ce jugement va déchaîner les passions, et prendre une importance politique et médiatique inattendue. Le journal L’Aurore va rapidement s’emparer de cette histoire. C’est ce même journal qui, quelques semaines plus tôt, a publié la célèbre lettre de Zola "J’accuse..." sur l’affaire Dreyfus. Tiré à 150 000 exemplaires, le journal est très populaire et a un impact important sur ce qu’on appellerait aujourd’hui l’opinion publique.
C’est un certain Georges Clemenceau qui prend la plume. S'il a déjà été député pendant une quinzaine d’années, en 1898, il s'est retiré provisoirement de la vie politique. Il est journaliste et titrera son article "Un bon juge", surnom qui sera par la suite souvent attribué à Paul Magnaud et qui sera même son épitaphe.
Le juge avait-il l’intention de provoquer ce remous médiatique ? "On ne sait pas s'il sait ce qu'il fait à ce moment là. Château-Thierry est proche de Paris, mais ce n'est pas Paris. Si Clemenceau n'avait pas écrit l'article, l'affaire serait passée inaperçue. Celui qui fait Paul Magnaud, c'est George Clemenceau."
Le voilà donc propulsé sur le devant de la scène. À l'époque, la presse jouit d'une grande liberté d'expression garantie par la loi fondatrice du 29 juillet 1881. Il existe énormément de titres de presse, et les rédacteurs n'hésitent pas à y diffuser des opinions politiques. Dans son article, Clemenceau affirme que le jugement de Magnaud "mériterait de fixer la jurisprudence". Mohamed Sadoun cite ce passage explicite : "Le tribunal a fait ce qu'il a pu. Il a rendu un verdict d'acquittement qui fait honneur à son humanité. Il a même posé un beau jalon d'avenir en proclamant l'atténuation de la responsabilité sous l'empire de la misère physique et morale. C'est très bien."
L'état de nécessité
Un "jalon d’avenir", le terme est clair : cette décision ne peut rester isolée, il est nécessaire de faire évoluer, si ce n'est la loi, au moins la jurisprudence, dans ce sens. C'est ce qu'on appellera, bien plus tard, "l'état de nécessité". Finalement, ce principe n'entrera officiellement dans le code pénal...qu'en 1994, près d'un siècle plus tard.
Mais l'idée provoque déjà de grands débats à l’époque, jusqu'au Parlement. Certains journaux défendront le jugement, d’autres le critiqueront vertement. Un élan de solidarité se forme autour de la petite voleuse de pain, à qui des lecteurs envoient de l'argent. D'autres envoient des lettres de félicitations au juge.
"À l'époque, la justice de classe est assez prégnante. Pour maintenir l'ordre, il faut être impitoyable avec les "gueux", rappelle Mohamed Sadoun. Mais on commence à se dire que ces "gueux" ont le droit de manger, et que si on ne leur donne pas ce droit, ils risquent de tomber dans la délinquance. Les bases du débat sur les causes sociales de la délinquances étaient déjà posée : les syndicats existent, la CGT n’est pas loin d’être créée, la criminologie commence à être une science… Donc pour ces gens, Magnaud met en pratique ces idées qui commencent à prendre forme."
Le "bon juge" de Château-Thierry s'attire la sympathie d'une bonne part de la population... Mais ni le gouvernement conservateur de l’époque, ni sa hiérarchie ne verront cette nouvelle notoriété d’un bon œil.
Le parquet fait appel de la décision. Preuve de l’importance politique qu'a pris l’affaire : c'est René Goblet, ancien maire d'Amiens mais qui a été aussi député, sénateur et plusieurs fois ministre, qui défend Louise Ménard. Face au remous médiatique, la cour d'appel d’Amiens confirme la relaxe. Elle rejette néanmoins les motifs du premier jugement, évitant ainsi de créer une jurisprudence.
Féministe avant l'heure
Fort de cette nouvelle réputation, Magnaud continue sur la voie de l’audace. Quelques semaines après l'affaire Louise Ménard, il doit juger Eulalie Michaud, une jeune femme ouvrière tombée enceinte après une relation avec le fils d'un industriel de Château-Thierry nommé Stievenard. Le jeune notable finit par se lasser d'elle et ne lui fournit plus aucun soutien financier pour élever l'enfant. Lorsqu'elle le croise avec une autre femme, elle l'insulte, lui jette des pierres et le blesse. Il porte plainte pour violences mineures.
S'il ne peut ni excuser ni nier l’acte de violence, le juge Magnaud va retenir les circonstances atténuantes et condamner la jeune femme à la peine minimale. Dans son jugement, c'est à se demander si c'est l'homme ou la femme qui est accusé : il pointe du doigt le "niveau moral assez bas" du plaignant qui n'a pas eu de scrupules à laisser la mère de son enfant dans la misère. Et il accuse au passage la société de lui permettre de le faire : "Notre organisation sociale qui laisse à une fille mère toute la charge de l'enfant qu'elle a conçue, alors que celui qui, sans aucun doute, le lui a fait concevoir peut se dégager allègrement de toute responsabilité matérielle", écrit-il dans l'extrait ci-dessus.
"Il soulève une question sociale, à l'époque où les châtelains font des enfants avec des servantes mais se marient avec des femmes de leurs rangs. Celui qui est sympa va aider un peu la mère mais ils peuvent tout aussi bien la laisser tomber. Magnaud est le premier à se préoccuper de ça."
Non seulement ses ennemis ont dû le détester, mais il a sans doute agacé aussi ses amis.
Mohamed Sadoun, auteur du livre "Paul Magnaud : le bon juge de Château-Thierry"
Car le juge ne se contente pas de défendre les pauvres : il s’inquiète aussi du droit des femmes. Il est d’ailleurs marié à la filleule de George Sand. "Il veut renverser le rapport de force des bourgeois vers les ouvriers, mais aussi des employeurs vers les salariés, et des hommes vers les femmes. Ce n’est pas établi par des sources, mais c’est largement possible que ce féminisme vienne de sa femme."
Par la suite, il prononcera d'autres jugements en faveur des femmes. On dit de lui qu'il est le premier à prononcer un divorce par consentement mutuel, en 1900, 75 ans avant que ce ne soit inscrit dans la loi... Même s'il s'agit là probablement d'une interprétation un peu lointaine d'un de ses jugements. C'est aussi dans son tribunal que plaidera la première femme avocate, Jeanne Chauvin, qui a dû se battre pour être acceptée à ce poste, alors que rien n'interdisait vraiment les femmes de pratiquer ce métier. Paul Magnaud ne se privera pas de pointer cette absurdité et assurera qu'il espère que les femmes auront bientôt accès à la magistrature. Une prise de position loin d'être populaire à l'époque où les femmes mariées n’ont même pas de droits civiques. "Non seulement ses ennemis ont dû le détester, mais il a sûrement agacé aussi ses amis", plaisante Mohamed Sadoun.
Magnaud acquittera également un jeune homme accusé de vagabondage, délit pourtant sévèrement puni à l'époque, et prendra plusieurs décisions en faveur des employés face à leurs patrons. Magnaud considère la justice trop clémente envers les puissants : il préfère réserver son indulgence aux plus démunis. Mais attention à ne pas fantasmer le personnage pour autant : "Il ne se tourne pas vers les déshérités par charité, c’est vraiment dans une forme de justice, qui dit que les pauvres ont droit de vivre, et la société s’en portera mieux si c’est le cas, mais ce n’est pas pour ça qu’il va les aimer. C’est plus une question de principe que de cœur finalement."
Magnaud provoquera régulièrement la colère du parquet et ses décisions finiront systématiquement devant la cour d'appel d'Amiens. La chancellerie est conservatrice et n'apprécie pas vraiment ses ambitions de révolutionner la justice. Plus que des combats judiciaires, ce sont des luttes politiques qui se jouent dans ces deux tribunaux. "C'est un leader politique, un leader d'opinion. Aujourd'hui, il se retrouverait sur BFM pour expliquer ce qu'il a fait".
Récupération politique
Les députés de gauche le savent et n'hésitent pas à s'emparer des jugement de Magnaud à des fins politiques. L'idée que la République a la responsabilité, avant de réprimer, de permettre à tous, et notamment aux plus pauvres, de vivre dans la dignité et de jouir des droits les plus fondamentaux, plaît à l'opinion et correspond à l'idéal républicain défendu par la gauche.
Magnaud lancera d'ailleurs une pétition pour légiférer sur l'article 64, celui-là même qu'il a utilisé dans le jugement de Louise Ménard. Malgré un soutien majoritaire de la population, la proposition de loi se perdra dans les méandres parlementaires et n’aboutira pas.
S'il refuse dans un premier temps de se lancer dans la politique active, les hommes politiques influents lui font de l'œil, Clemenceau en particulier. En 1906, Magnaud cède finalement aux sollicitations et se présente aux législatives pour faire barrage à l'extrême droite. Il est élu (de peu), et entend faire réformer la justice, pensant que son "ami" Clemenceau lui facilitera la tâche. "Mais une fois qu'il l'a fait élire et qu'il a utilisé son nom pour être président du conseil, Clémenceau va prendre ses distances avec Magnaud, qui est un peu incontrôlable, et qui n'était qu'un outil politique pour lui, nuance Mohamed Sadoun. D'autant que Clemenceau va prendre un tournant sécuritaire, avec la répression de grèves et de mouvements sociaux..."
L'ancien juge tentera tout de même de faire changer les choses, et prendra parti pour l'abolition de la peine de mort, qui fait débat en ce début de XXe siècle, mais qui ne sera appliquée en France qu'en 1981. Après quatre ans de députation, son bilan de député n'est pas bien lourd. Il n'a pas les codes de la politique et la mode n'est pas encore aux "hommes politiques issus de la société civile", comme on peut le voir aujourd'hui. Son arrogance et son attitude provocatrice passent mal. Il décide finalement de retourner à la magistrature et finira, non sans mal, à trouver un poste à la cour de cassation, mais plus jamais comme président de tribunal, une place où il était bien trop gênant et encombrant.
Une fin de vie et une postérité discrètes
Il s'illustrera une dernière fois, non pas dans sa robe de juge mais dans un uniforme. "Il a une conduite assez héroïque dans la défense civile de Reims pendant la Première Guerre mondiale, alors qu'il a quand même 66 ans." Sa mort, en 1926, ne provoquera pas d'émoi particulier, et la presse l'évoquera à peine. Aujourd'hui, certains avocats le citent encore, pour son plaidoyer avant-gardiste sur l'état de nécessité, mais il n'est pas érigé comme figure historique incontournable de l'histoire du droit.
Pourtant, en lisant ses jugements avec un œil du XXIe siècle, on se rend compte que les questions qu'il a soulevées font toujours débat, plus de 100 ans plus tard. C'est ce qui a séduit Mohamed Sadoun, et qui l'a poussé à écrire la biographie du juge : "Aujourd'hui, l'actualité politique et le débat intellectuel tournent beaucoup autour de la question de la sécurité. Le délinquant est-il mauvais parce qu'il est mauvais, ou parce que la société l'y pousse ? Aujourd'hui, on est plutôt dans une phase où on considère qu'il faut réprimer, mais pendant très longtemps la gauche était plutôt dans la position inverse, à trouver les causes de la délinquance dans l'organisation de la société, explique-t-il. Rien n'est nouveau : ce sujet est là depuis toujours, et il n'est lié ni aux quartiers populaires, ni aux cités, ni à l'immigration, puisqu'il existe depuis bien longtemps, c'était déjà un débat à l'époque de Magnaud."