Vendredi 11 septembre 1942, dès l'aube, quatorze personnes issues de quatre familles sont arrêtées pour être conduites en gare de Douai, avant déportation. Pendant plus d'un an, les 23 élèves de Pascale Ricaux, professeure d'histoire au lycée Albert Châtelet de Douai, ont consulté les archives, retrouvé et interrogé des descendants de ces familles.
Le 11 septembre 1942, en Nord Pas-de-Calais, des rafles sont organisées par les Allemands à Lille, Valenciennes et dans le bassin minier, notamment à Lens. Au total, 513 personnes seront internées à Malines en Belgique, avant d'être déportées le 15 septembre par le convoi X pour Auschwitz-Birkenau, pour y être immédiatement exterminées.
Parmi elles, 21 personnes de l'arrondissement de Douai dont 14 de la ville même. "Elles ont été conduites par petits groupes à la gare : les Allemands ne voulaient pas montrer qu'il s'agissait d'une rafle. Les familles ont attendu à la gare très longtemps car la gare avait été endommagée par les bombardements de mai-juin 1940. Georgette Liakhoff, (1) qui avait 17 ans à l'époque et qui est toujours vivante, me confiait qu'elle ne s'imaginait pas à l'époque ce qui allait arriver. On aurait presque pu reprendre les trois petites filles aux Allemands, m'a-t-elle dit", à propos des trois sœurs Sokolski, explique Monique Heddebaut, historienne et co-auteure d'un livre synthèse sur le sujet : Être Juif dans le Nord et le Pas-de-Calais, 1939-1945.
En tout, quatorze personnes de quatre familles seront déportées de Douai à Auschwitz-Birkenau, ce 11 septembre 1942. Un couple sans enfant : les Slomnicki, les cinq membres de la famille Sokolski, les Gliksman (un couple, une jeune adulte de la famille et deux enfants) et les Rosenblit, un père et son fils.
Au printemps 2021, nait dans la tête de Pascale Ricaux un projet présenté aux élèves à la rentrée de septembre : celui de travailler en profondeur sur ce qui s'était passé à Douai ce jour-là. Sa proposition retient vite l'attention des élèves de la classe de première Histoire, Géographie, Géopolitique et Sciences Politiques du lycée Albert Châtelet de la ville. "Je leur ai dit de prendre le temps de réfléchir mais, cela a vite été décidé", confirme la professeure qui précise qu'un point du programme "mémoire" de terminale est consacré aux Stolpersteine, pierres commémoratives, œuvres de l’artiste berlinois Gunther Demnig.
Il s'agit en fait de pavés en métal sur lesquels sont inscrits les noms, prénoms et où, quand et comment sont décédées les personnes déportées. "Un mémorial à ciel ouvert", selon le mot de l'artiste qui en a posé à Berlin, puis ailleurs en Allemagne, en Europe et en Russie, notamment.
Le travail a consisté à faire des biographies des personnes déportées (à partir d'archives) à retrouver leurs descendants, à recueillir les témoignages de ces derniers et à organiser l'événement du dimanche 11 septembre 2022, à Douai, avec, en amont, l'autorisation de la mairie dont l'espace public est concerné.
La mairie, convaincue par le projet lycéen, financera les pavés et prendra en charge la pose, même en l'absence de l'artiste : en juillet 2021, son planning était complet jusqu'à octobre 2022. Enfin, le travail a aussi consisté à préparer la lecture de textes par les lycéens et les descendants des déportés.
Le travail de la classe a consisté à recenser tous les Douaisiens déportés avant le 11 septembre 1942, mais aussi le jour-même, comme après. Au total, 13 Stolpersteine vont être posés à Douai (une descendante de la famille Gliksman ayant refusé).
À en croire leur professeure, les élèves se sont enthousiasmés dans leur travail, venant nombreux en juillet (après l'examen du bac de français) peaufiner leurs travaux d'écriture de biographies ou avant la rentrée scolaire de 2022, préparer l'événement de ce dimanche.
L'existence d'un nouveau déporté douaisien découverte
Dans leur enquête, les élèves de la classe du lycée Châtelet se sont rendus compte qu'Isaak-Oscar Zaidman, était Douaisien. Une découvert permise grâce au livre de Serge Klarsfeld (liste de noms gravés sur le Mémorial de la déportation des Juifs de France), consulté également par Pascale Ricaux. "Dans le livre, j'ai vu une photo de famille appartenant à une certaine Miriam Borowsky... On l'a retrouvée à Las Vegas", témoigne la professeure, "c'est la fille d'Isaak-Oscar".
Engagé dans la légion étrangère puis dans la résistance, déporté dans le convoi 73, seul à destination des Pays-Baltes et de Tallinn (Estonie), Isaak-Oscar Zaidman a été déporté le 15 mai 1944, depuis Drancy. Aujourd'hui, Miriam, estime que la tombe de son père est son Stolpersteine, à Douai, car elle ne sait toujours pas où il a été assassiné précisément.
Si l'histoire commence à Douai, elle mène également à Menton, où Abraham-Adolphe Sokolski l'unique survivant (décédé en 1967) de ces 14 personnes déportées a pu se réinstaller après guerre. Là où son fils Claude, issue d'une union plus tardive, a vécu. En Normandie, où Claude vit aujourd'hui, et jusqu'à Las Vegas donc, où a émigré Miriam Borowsky.
Les élèves n'ont pas été dans tous ces lieux, mais grâce à la consultation des archives de Douai, d'archives en ligne, grâce à une correspondance avec celles d'Auschwitz et à la consultation d'archives à Paris (où seule est allée la professeure), la documentation recueillie a permis de trouver beaucoup d'informations sur les familles déportées.
Des biographies d'autres déportés douaisiens
Ensuite, il a fallu trouver les descendants. Les réseaux sociaux, les pages blanches ont beaucoup servi également. "Par exemple, nous avions de forts soupçons pour dire que la famille de François Redlus (frère d'Henri Redlus (2) décédé lors de la "marche de la mort" pendant l'hiver 1944-1945, à la sortie d'Auschwitz) était du côté de Paris. Nous avons envoyé un courrier postal à tous les Redlus de la capitale que nous avons trouvés sur internet, et la petite-nièce d'Henri nous a répondu. Ce qui nous a permis d'entrer en contact avec François, 95 ans aujourd'hui", se remémore Pascale Ricaux. Elle nous confie que la famille douaisienne Redlus, avec 10 enfants, était partie vivre à Paris après les bombardements de la gare de Douai en mai 1940 .
Ainsi travail de mémoire et de recherches se combinent pour écrire l'histoire. Autre exemple, "Joseph Strycharz (3), venu rejoindre de Pologne, son frère Nathan à Douai, avait un fils, Charles-Jacques Strycharz qui a changé son nom longtemps après la fin de la guerre en Strichard, pour des questions de prononciation. Je crois que c'est en consultant un acte de mariage aux archives de Douai, ou des sites de généalogie, qu'on s'en est aperçus et que nous avons pu poursuivre notre enquête sur ses descendants", poursuit la professeure. Sur cette famille, les travaux de la classe de Mme Ricaux sont ici et là.
C'est à ça que servent ces recherches et ces entretiens : s'approprier l'histoire en étant en contact intime avec elle, en rencontrant ses témoins, en créant une humanité
Pascale Ricaux
Concernant, les descendants d'Isaak-Oscar Zaidman, la classe réussit à localiser Miriam Borowsky aux Etats-Unis : son nom apparaît sur internet dans un témoignage audio (en anglais), financé grâce aux bénéfices de La Liste de Schindler, film aux 7 Oscar, réalisé en 1993 par Steven Spielberg. Via Facebook, les élèves envoient de manière groupée des messages à de nombreux Borowsky à travers tout le pays. Et la chance sourit... Un des enfants de Miriam tombe sur le message et un entretien vidéo avec la fille d'Isaak-Oscar Zaidman est organisé au lycée. Très émouvant, l'entretien avec cette femme de 87 ans, se fera en français, langue que Miriam parle encore très bien même si, à Las Vegas, elle ne l'utilise plus. Malheureusement, Miriam ne souhaitant pas venir sans son mari malade, ne sera pas à Douai aujourd'hui. Il n'empêche, sa personnalité sympathique séduit plusieurs élèves qui l'appellent désormais par son prénom.
"C'est à ça que servent ces recherches et ces entretiens : s'approprier l'histoire en étant en contact intime avec elle, en rencontrant ses témoins, en créant une humanité", commente Pascale. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site internet de la mairie de Douai. Et bien sûr, sur le site du lycée Châtelet.
(1) Georgette Liakhoff est la nièce des Slomnicki. Elle pourrait être présente ce dimanche 11 septembre à Douai.
(2) Henri Redlus, né à Paris en 1926, était néanmoins douaisien, sa mère étant venue à Paris pour les besoins de l'accouchement. Il a été arrêté le 15 juin 1942, en allant chercher son étoile juive au commissariat.
(3) Nathan Strycharz, Juif polonais avait fait venir son frère Joseph ainsi qu'une sœur à Douai pour travailler dans son entreprise de commerce de grains. Il fut assassiné le 11 mars 1943, à Majdanek (Pologne).