80 ans du débarquement : le jour où le message Verlaine envoyé par Radio Londres a été décrypté par les Allemands à Tourcoing

"Les sanglots longs des violons de l'automne blessent mon cœur d'une langueur monotone". Ce sont probablement les vers de Paul Verlaine les plus connus au monde. Ceux qui, entre le 1er et le 5 juin 1944, annoncent le débarquement des Alliés. C'est dans un bunker d'une villa de Tourcoing que le "message Verlaine" a été capté et décrypté par les services de renseignements allemands qui ne pourront pourtant pas empêcher la journée du 6 juin.

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Si ce n'est le frontispice, rien ne laisse présager que, derrière les hauts murs de briques rouges et la grande porte blindée blanche du 4 bis avenue de la Marne à Tourcoing, se cache un monument insolite. Si c'est aujourd'hui un musée, il eut pourtant un rôle décisif lors du débarquement en juin 44.

32 mètres de long. 17 mètres de large. Des portes blindées de 830 kilos. Un système de ventilation avec filtration des gaz. 6 800 tonnes de béton et de briques de Leers. Des murs de 2 mètres d'épaisseur. Un toit couvert d'herbe et de fleurs pour ne pas être vu du ciel. Tapi au fond du jardin d'une grande demeure bourgeoise. C'est l'ancien quartier général de la 15e armée allemande. Un bunker où fut intercepté et décrypté le soir du 5 juin 1944 un message sibyllin lu par Franck Bauer, le speaker de Radio Londres. Le vers d'un poème qui bouleversa le destin de la France et celui de l'Europe, passé à la postérité sous le nom de "message Verlaine".

L'armée la plus puissante du front Ouest

Les Allemands arrivent à Tourcoing à l'été 1940. Comme dans de nombreuses communes, ils réquisitionnent les plus belles maisons de la ville. Celles des grands patrons de l'industrie textile locale, situées au sud de Tourcoing, avenue de la Marne. "Ils connaissaient le quartier parce qu’ils étaient venus en 14/18. À l’époque,Tourcoing était une ville de repos pour les soldats et les officiers qui se battaient dans les Flandres, détaille Dominique Houwenaghel, président de l'association du musée du 5 juin 1944. Donc ils arrivent, ils réquisitionnent le quartier complet et ils s’installent. Il y avait trois grosses villas qu’on peut appeler des petits châteaux : la villa des Caulliez, celle des Six et celle du vicomte et de la vicomtesse de Tiberghien."

Les services généraux et administratifs investissent la villa des Six, le poste de commandement est implanté dans la villa Caulliez tandis que les officiers supérieurs prennent leurs quartiers dans celle des Tiberghien.

Ce ne sont pas l'État major et le poste de commandement de n'importe quelle division allemande qui s'installent à Tourcoing. La 15e armée est la plus puissante du front ouest à l'époque. Affectée à la protection des côtes de la Manche contre un éventuel débarquement allié, elle compte 230 000 hommes. Avec plusieurs divisions blindées, terrestres et aériennes. Son rayon d'action va de la frontière belgo-néerlandaise à quelques kilomètres au nord de Caen. À sa tête, le maréchal Rommel. Et comme souvent, le poste de commandement est à l'arrière.

Des bunkers en pleine ville

"Jusqu’au 19 août 1942, tout se passe bien pour eux. Et le 19 août 1942, il y a un raid allié à Dieppe qui sera très mal préparé et qui sera un vrai fiasco pour les Alliés, raconte Dominique Houwenaghel. Mais ça va conduire les Allemands à se dire qu’il est peut-être temps de se protéger. Parce qu’à Tourcoing, le quartier général n’était pas protégé du tout. Donc en septembre 1942, Hitler ordonne la construction de bunkers."

Il en existe encore aujourd’hui neuf dans les jardins. Ils n'ont pas été construits en sous-sol parce qu’avec la proximité du canal, le sol est très spongieux.

Dominique Houwenaghel, président association Musée du 5 juin 1944 - Message Verlaine

Dans le quartier de la Kommandantur, soit dans un rayon de 500 mètres, une quinzaine de bunkers va ainsi être construite dont le plus gros est réservé au poste de commandement, relié par des tranchées couvertes à la villa Six. "Il en existe encore aujourd’hui neuf dans les jardins. Ils n'ont pas été construits en sous-sol parce qu’avec la proximité du canal, le sol est très spongieux. Il y a de l’eau très vite. Et donc impossibilité d’enterrer les bunkers qui sont quand même pour certains semi-enterrés dont celui du poste de commandement", ajoute Dominique Houwenaghel.

Fin 1943, les Alliés concentrent de plus en plus de troupes en Angleterre. Ils ne peuvent plus cacher à l'ennemi l'imminence d'un débarquement en France. Où ? C'est sur ce point précis qu'ils vont s'ingénier à tromper les Allemands.

Le mensonge de Fortitude

Début 1944 est lancée Fortitude, la plus grande opération de désinformation et de diversion militaires de l'histoire. Depuis trois ans, Hitler pense qu'un débarquement aura lieu sur les plages du Pas-de-Calais. Les Alliés décident de le conforter dans cette idée. "Ils vont créer une fausse armée basée dans le Kent, face au Pas-de-Calais, avec des leurres : de faux chars, de faux canons, de faux avions, de fausses péniches de débarquement, énumère Dominique Houwenaghel. Tout ça par centaines et centaines. Ils vont créer de fausses opérations et retourner des agents de renseignement allemands qui vont travailler pour eux. Et cette opération complètement folle et inimaginable va fonctionner : les Allemands, jusqu'au plus niveau de commandement, vont être persuadés que tout va se jouer dans le Pas-de-Calais."

Quelques semaines avant le 5 juin, la Gestapo fait tomber un gros réseau de résistants dans le centre de la France. Donc les Allemands vont récupérer de messages importants dont celui du débarquement.

Dominique Houwenaghel, président association Musée du 5 juin 1944 - Message Verlaine

Reste à savoir comment le début de l'opération sera annoncé aux réseaux de résistants et à quelle date précise elle sera lancée.

Deux informations que vont obtenir les Allemands. "Quelques semaines avant le 5 juin, la Gestapo fait tomber un gros réseau de résistants dans le centre de la France, explique Dominique Houwenaghel. Les pauvres gars sont torturés pour qu’ils donnent les codes de communication avec les Alliés. Et les Allemands vont ainsi pouvoir se connecter et discuter avec les Alliés sans que ceux-ci sachent qu’ils parlent aux Allemands. Donc ils vont récupérer beaucoup de renseignements et de messages importants dont celui du débarquement." Ils savent donc désormais que la première strophe de Chanson d'automne de Paul Verlaine annoncera le jour et l'heure du débarquement.

Deux vers pour un débarquement

Les 1er, 2 et 3 juin, Franck Bauer, speaker de Radio Londres lit à l'antenne les deux premiers vers tant attendus "Les sanglots longs des violons de l'automne". Puis le 5 juin 1944 à 21h15, les deux derniers "blessent mon cœur d'une langueur monotone".

L'imagerie populaire veut que le message ait été lu en entier le même jour. Mais non. Il a été d'incessantes fois reconstitué. Tendez bien l'oreille en l'écoutant ci-dessous : vous entendrez une différence entre la tonalité de la voix et la qualité du son de la première partie de la phrase et celles de la seconde partie.

"Le message du débarquement est en deux parties comme tous les messages envoyés par les Alliés : "les sanglots longs des violons de l’automne", la première partie diffusée les 1er, 2 et 3 juin, c’est le message d’alerte. Ça voulait dire "préparez-vous, on arrive", développe Dominique Houwenaghel. C’était destiné à tous les chefs des réseaux de résistance. Donc tous les chefs de réseaux sont en alerte mais les Allemands aussi parce qu’ils savent que ce message annonce l’imminence du débarquement et que quelques jours plus tard, un autre message, qu’ils connaissent aussi, va être diffusé pour annoncer l’horaire."

Et cet autre message, "blessent mon cœur d’une langueur monotone", arrive plus vite que prévu, le 5 juin 1944 à 21h15. Et ce sont les radiotélégraphistes du bunker de Tourcoing qui vont interpréter sa signification. "Le message a été capté partout parce qu’il était diffusé sur les ondes. Tout le monde l’a entendu. Tous ceux qui écoutaient Radio Londres l’ont entendu mais il fallait savoir à quoi il correspondait ce message. Et il n'y avait que les responsables des services de renseignement, basés à Tourcoing, qui savaient ce que ça voulait dire".

Les Allemands savent quand

Au début des années 2000, le musée du 5 juin 1944 a reçu la visite d'un vétéran allemand qui était en poste dans le bunker en juin 1944. "Il nous a raconté ce qui s'était passé ce soir-là, s'enthousiasme encore Dominique Houwenaghel. Il était radiotélégraphiste spécialiste d'Enignma. Le 5 juin 1944, il était aux écoutes. Il disait que tous au quartier général s'attendaient à ce message mais que lorsqu'il est effectivement arrivé, c'était l'effervescence. Une vraie fourmilière. Il disait : on s'y attendait mais quand c'est tombé, c'est devenu réel. On savait qu'on allait prendre quelque chose de lourd sur la tête."

Le musée s'est procuré une copie de la retranscription du message. Une copie qui permet entre autres de corriger une erreur fréquemment commise : ce n'est pas "bercent mon cœur" mais "blessent mon cœur". Ce sont bien les vers de Verlaine qui ont été lus sur Radio Londres le 5 juin 44 à 21h15 et pas la chanson de Charles Trenet. "Le document est en allemand. Il commence à 21h15 et ça défile, raconte Dominique Houwenaghel. D’ailleurs, dans l’affolement, le radiotélégraphiste a tapé "d’une longeur monotone" au lieu "d’une langueur monotone". Le texte est en allemand sauf les vers de Verlaine qui sont en français. Puis après, on voit que ça bouge."

Les Allemands savent désormais que les Alliés ont prévu de débarquer dans les 24 heures suivant la diffusion de la fin du message Verlaine.

Et croient savoir où

Mais l'opération Fortitude ayant fait son effet, les forces militaires allemandes vont regarder vers les plages du Pas-de-Calais. Le lieutenant-colonel Meyer, chef du service de renseignement transmet l'information à l'Etat major de la 15e armée qui est mise en alerte maximum.

Les Allemands n’en démordaient : pour eux, tout ça, c’était de la diversion. Il pouvait se passer ce qui se passait en Normandie, pour l’État major Allemand, le débarquement se ferait dans le Pas-de-Calais.

Dominique Houwenaghel, président association Musée du 5 juin 1944 - Message Verlaine

À 22h15, tout est place côté allemand. Le message de l'imminence du débarquement dans le Pas-de-Calais est envoyé à tous les corps d'armée dont la 7e armée, basée en Normandie, qui est aussi mise en alerte pour apporter du renfort. "Mais bizarrement, le message s’est perdu. Et la 7ème armée, c’est elle qui s’est pris le vrai débarquement sur la tête, indique Dominique Houwenaghel. Le vétéran allemand m’a confirmé qu’il avait bien envoyé à la 7ème armée en Normandie le message disant que le débarquement dans le Pas-de-Calais allait se faire. Et ce message s’est perdu. Si elle avait eu ce message, elle aurait été mise en alerte et le débarquement en Normandie aurait bien plus compliqué qu'il ne l'a été pour les Alliés."

Berlin est également prévenue. Mais Hitler dort et a demandé à pas être réveillé. De toute façon, pour le Fürher, le débarquement se fera dans le Pas-de-Calais. Lors malgré les alertes des plusieurs généraux qui s'inquiètent des parachutages de soldat en masse au-dessus de la Normandie dans la nuit du 5 au 6 juin, le chef d'État-Major prend sur lui de suivre la décision d'Hitler : concentrer les défenses plus au nord. "La 15ème armée à Tourcoing avait pourtant reçu des messages disant "attention" mais non. Les Allemands n’en démordaient : pour eux, tout ça, c’était de la diversion. Il pouvait se passer ce qui se passait en Normandie, pour l’État major Allemand, c’est une grosse diversion. Même quand les Américains arrivent sur les plages normandes le 6 juin à 6h30, puis les Anglais à 7h30, les Allemands s’obstinent à rester sur les plages du Pas-de-Calais". Rommel, lui, pourtant n'y croyait à l'option du Pas-de-Calais : trop évident. Pour lui, le débarquement se ferait plus au sud où les plages normandes ressemblent beaucoup à leurs cousines septentrionales. Mais il ne sera pas écouté par Hitler.

Les troupes de la 15e armée vont attendre jusque fin juillet sur les plages du Pas-de-Calais un hypothétique deuxième débarquement qui ne viendra jamais. En un mois, les Alliés ont déjà bien avancé sur le territoire français. Les généraux de la 15e armée, tous officiers de carrière rompus à la stratégie militaire, savent que la fin de la guerre approche et que l'Allemagne n'en sortira pas gagnante. L'État-major de la 15e armée quitte Tourcoing fin août 1944 pour se replier sur l'île de Walcheren aux Pays-Bas.

Un réalisateur américain, des scouts et des squatteurs

Après la guerre, les familles reprennent possession de leurs demeures. Mr Caulliez récupère sa villa et le bunker implanté au fond de son jardin. Comme tous les autres, il a été entièrement vidé par l'occupant. Ne reste que le groupe électrogène que l'industriel utilisera dans l'une de ses usines.

Les caméras de Zanuck sont tellement énormes que les techniciens n'ont pas assez de recul pour tourner. Ils ont reconstitué la pièce dans un décor en studio. Aussi grande que le vrai bunker en entier !

Dominique Houwenaghel, président association Musée du 5 juin 1944 - Message Verlaine

Que faire d'un tel édifice plus encombrant qu'autre chose ? L'Armée française lui propose de le reprendre. Au cas où. Pour finalement ne rien en faire. En mai 1961, des Américains débarquent à nouveau à Tourcoing. Il s'agit de Daryl Zanuck, l'un des réalisateurs du film Le jour le plus long. Il souhaite tourner la scène de la réception du message Verlaine sur les lieux mêmes où l'action s'est passée, dans le bunker de la villa Caulliez. "Mais leurs caméras sont tellement énormes que les techniciens n'ont pas assez de recul pour tourner. Donc ils laissent tomber l'idée, repartent à Hollywood et reconstituent la pièce dans un décor en studio. Mais dans le film, la pièce reconstituée n’est pas du tout réaliste parce qu’elle est aussi grande que la totalité du vrai bunker !!", s'amuse Dominique Houwenaghel.

Passent les années 60. L'occupant de l'époque de la villa, l'abbé Caulliez se sert du bunker pour entreposer le matériel des scouts. Dans les années 70, les trois villas sont démolies. Le site devient un terrain vague, envahi par la végétation où les squatteurs s'installent sans être dérangés. L'Armée finit par le revendre à un bailleur social "qui avait dans l’idée de le démolir. Mais quand ils ont vu les devis, ils ont laissé tomber ! Donc la Ville a tout racheté et nous, on est arrivés. C'était en 1985."

6 ans de travail pour faire du bunker un musée

Pendant 6 ans, les bénévoles de l'association du musée du 5 juin 1944 - Message Verlaine vont remettre le bunker en état. "Et je peux vous dire qu’il y avait beaucoup de travail : il y avait à peu près un mètre de cochonneries dans toutes les pièces ; dans certaines, il y avait de l’eau. Donc ça a été un gros gros travail. Pour vous dire, on a ouvert qu’en septembre 1991", se souvient Dominique Houwenaghel, président de l'association depuis près de 20 ans.

De prêts de collectionneurs en achats propres, la collection du musée s'étoffe peu à peu. "Ça a été dur parce qu’on n’avait pas droit à plus de subventions que celle que nous donne la Ville. Donc le moindre centime récolté par les visites, on l'a mis de côté. Et dès qu'un matériel qui était dans notre budget était mis en vente, on l’a engrangé. Ça n’a pas été facile de réunir tout ça parce que le matériel militaire allemand de la Seconde guerre mondiale, c’est ce qu’il y a de plus cher parce que c’est rare : les gens, après tant d’années d’occupation, détruisaient ce qui restait de l’envahisseur. Mais tout doucement, on a acheté du matériel. Et puis, on a eu des dons : des gens nous amènent encore des documents, des armes – qu’on neutralise. Et on travaille avec la Bundesarchiv qui nous aide et qui nous donne pas mal de documents."

80 ans après, le bunker de la villa Caulliez à Tourcoing a retrouvé le visage de ce qu'il était le 5 juin lorsqu'à 21h15, les deux derniers vers de la première strophe de la chanson d'automne de Paul Verlaine annonçaient la plus grande opération militaire de l'Histoire, qui, sur un mensonge, allait changer le destin de la France et celui de l'Europe.

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