Il y a dix ans, à Saint-Pétersbourg, Jean-François Caron prononçait un discours historique devant la 36ème commission du patrimoine mondial de l'Unesco. "L'idée même que l'histoire des mineurs vaut celle des rois change tout", avait-il dit. Le bassin minier venait d'être officiellement classé. Dix ans plus tard, c'est en montgolfière que nous avons retrouvé le maire de Loos-en-Gohelle. Entretien dans le ciel d'un territoire à jamais transformé par la mine.
Bonjour Jean-François Caron. Nous venons de décoller de Wallers. Sous nos pieds, les chevalements, les terrils, les cités minières du Nord. Vous l’aimez ce paysage...
Très franchement, la première chose que je ressens, c’est que c’est beau. C’est vraiment beau. C’est un vrai paysage. Un paysage qui est tout sauf banal. (Il se retourne vers l'horizon, une étendue d'eau scintille). Regardez, on voit la mare à Goriaux. Elle est née des affaissements miniers qui se sont progressivement remplis d'eau. Aujourd'hui, c'est l'une des plus belles réserves du Nord Pas-de-Calais.
Et puis, il y a les terrils. Dans ce secteur, ils sont plats parce qu'ils ont comblé des zones humides. Le paysage est très différent du Pas-de-Calais où les terrils sont beaucoup plus élevés, beaucoup plus coniques.
Dans ces terrils, on pourrait voir de "fausses" montagnes. Vous y voyez quoi vous ?
Non, ce ne sont pas des fausses montagnes. Aujourd'hui, on grimpe dessus. On y fait du parapente, du trail, du VTT. Il y a une dimension paysagère. On y trouve des tas d’espèces rares, des orchidées, des arbres…
A mes yeux, il y a surtout une dimension symbolique incroyable. Ces millions de tonnes sont toutes passées dans des wagonnets. Elles ont été ramassées à la pelle. Ces terrils ont été extraits de la terre. Ils sont passés dans les mains des mineurs. Ils ont fabriqué des montagnes.
Le 30 juin 2012, l'Unesco officialise l'inscription de 350 sites du bassin minier au patrimoine mondial. Qu'est-ce qui se joue à ce moment-là ?
Jusqu'alors, l'Unesco, c'étaient les châteaux, les monuments, les pyramides. Ce jour-là, il y a eu un effet de bascule. Un paysage d’origine industrielle, d’origine économique qui a vu pousser des montagnes faites par la main des hommes, qui a vu se créer des étangs, des cités minières incroyables du point de vue urbanisme, ce paysage est entré dans le réseau des sites mondiaux.
Il y avait des ambassadeurs du monde entier qui pleuraient avec nous. On était reconnu dans l’histoire de l’humanité.
A qui avez-vous pensé immédiatement ?
Habitant de Loos-en-Gohelle, j'ai tout de suite repensé à ma rue, à cet ami dont le père était mort au fond de la fosse. On était en CM2, on était venu le chercher en classe. Je me rappelle des funérailles. Ce sont des choses très émouvantes.
Plus tard, en tant que kinésithérapeute, j’ai connu les mineurs silicosés qui ne pouvaient plus s’allonger, obligés de dormir à 45 degrés… Dans le projet d’inscription à l’Unesco, il y avait l'envie de redonner de la dignité à ces gens-là.
D’ailleurs, quand on a été inscrit, j’ai eu des appels, des courriers extrêmement touchants de gens qui avaient perdu leurs parents. Ils disaient juste "merci" !
Votre gorge se sert encore dix ans après, Jean-François Caron. Cette émotion, elle ne vous a jamais quitté ?
Oui, oui… C’est l’idée de rendre… (Il s'interrompt. Son regard plonge dans l'étendue qui est sous nos pieds avant de reprendre). Moi, ce qui m’a animé, c’est un sentiment d’injustice pour ce territoire où les gens sont chaleureux, authentiques. Dans le bassin minier, on a le sens de la fête, des valeurs de courage et de solidarité.
Pourtant, l’histoire minière était vue comme celle des damnés de la terre, les moins que rien, ceux qui viennent du temps d’avant. Nous-mêmes, on s’auto-dépréciait. On portait presque une forme de honte à être issus de ce territoire.
Et désormais, il y a un attachement viscéral des habitants du bassin minier à leur territoire. D'où ça vient selon vous ?
Je pense que ça vient du métier de mineur en lui-même. Un métier très exposé, très dangereux. Un métier où il y a une dimension collective très forte aussi. Des milliers de personnes vivent ensemble dans les cités minières. Des gens de vingt-neuf pays différents sont venus travailler chez nous du Maghreb à la Pologne… et c’est la culture de la mine qui a fait le ciment de ces sociétés-là.
Pourquoi le Racing club de Lens et le club de Valenciennes ne vont jamais s’engueuler ? Parce que ce sont des clubs issus de l’histoire minière. Ils ont quelque chose qui les unit, même si les joueurs n’ont plus aucune idée de ce qui se passait au fond de la mine.
Bien sûr, la vie change. On ne va plus redescendre au fond des mines. Il ne faut pas le faire, les gens en mouraient. Moi, je ne dis pas que c’était une histoire merveilleuse. Je dis que c’est notre histoire, une vraie histoire.
Il y a eu un avant et un après classement ?
Quand je me suis lancée dans cette aventure, c’était de la folie. Les gens parlaient de moi comme d'un hurluberlu. Je me rappelle du courrier des lecteurs du Figaro. Les gens se déchaînaient. Pour eux, le patrimoine, c’étaient les châteaux.
Dix ans après l’inscription, le bassin minier est connu au niveau planétaire. On fait partie du réseau des grands sites de France. Moi-même, je suis devenu président des sites Unesco de France. On est reconnu pour l’éternité. On a une valeur. L’histoire des mineurs vaut celle des rois !
Mais ça n’amène pas d’argent direct. Quel intérêt ?
Effectivement, l’Unesco ne donne pas de chèque, mais c’est le retour de la fierté, de la dignité et de la reconnaissance. C’est un changement profond d’image de territoire. On est reconnu comme site d’excellence.
Grâce à cela, on peut porter des projets, aller chercher des subventions comme celles de la rénovation de l’habitat minier. 130 millions d'euros d’engagement ! Si on n’avait pas été patrimoine mondial, on n'aurait jamais su négocier tout ça. Désormais, il y a un devoir d’accompagner l’excellence du territoire.
Et puis, il y a une activité économique directe qui s'est développée dans les hôtels, les restaurants. Sur les terrils maintenant, on voit des Japonais ! Qui aurait imaginé c’t’affaire-là, quoi ? Alors qu’avant les terrils, c’étaient des décharges…
Le musée du Louvre-Lens a été inauguré en 2012 lui aussi. Sans la candidature à l'Unesco, aurait-il vu le jour ?
Est-ce qu’on aurait osé plaider l’arrivée du Louvre si on n’avait pas simultanément engagé ce travail pour défendre notre territoire ? Difficile de refaire l'histoire, mais c'est vrai, les deux projets sont arrivés en même temps.
Aujourd’hui, quand vous parlez du bassin minier à Paris, dans les ministères, le regard a changé. Le territoire rentre dans la modernité, mais sans renier son histoire. Regardez, on vient de survoler Rieulay. C’est un site magnifique. Certains jours, c’est noir de monde.
Lille vient d’abandonner le dossier de classement à l’Unesco de la Citadelle Vauban par crainte que ça ne bloque d'éventuels projets. Est-ce que ça n’est pas aussi une contrainte ce classement ?
A partir du moment où vous avez une inscription, vous devez garder ce qui a fait la valeur de ce que vous avez proposé. Mais nous sommes classés dans la catégorie "paysage culturel évolutif" : ça veut dire que les choses ne sont pas bloquées.
Par contre, si vous construisez une tour jaune de 30 mètres de haut au milieu d’une cité minière ou à côté d’un site patrimonial comme Wallers Arenberg… Les architectes ou les urbanistes, quand ils transforment une cité minière, ils vont devoir garder cette qualité urbaine. Il y a beaucoup de places vertes, il y a de l’espace, il y a de la structuration avec des maisons autour des places. Il faut garder ça, ce qui n’empêche absolument pas de transformer l’habitat, de le mettre aux conditions modernes notamment sur le plan énergétique.
Souvent les gens confondent patrimoine mondial avec monument historique. Monument historique, vous ne changez plus rien. Le bassin minier, ça n’est pas un bassin historique. Il y a un million d’habitants qui y vivent et qui se transforment. On fait juste attention. On ne va pas scalper la pointe d’un terril, alors qu'il est patrimoine mondial. On essaye de le garder dans son esthétique.
Dans le bassin minier, des projets éoliens font l'objet de débat de peur de concurrencer les terrils. Qu’en pense l’écologiste que vous êtes ?
Nos paysages sont industriels. On peut les transformer avec d’autres activités industrielles à condition qu’il y ait une intégration paysagère. Ça n’est pas un problème. Mais bon… mettre des éoliennes à côté du Mont Saint-Michel, objectivement, c’est malheureux. On a affaire à des paysages presque sacrés. C’est l’intelligence de l’aménageur, du paysagiste, de l’architecte qui va faire que…
Qu’on soit obligé d’avoir une réflexion sur la qualité paysagère, je trouve que c’est plutôt positif. L’Unesco est une stimulation à ça. Vous êtes dans les sites du patrimoine mondial. On a une forme de devoir de garder ça pour les générations qui suivent.
En 2012, l'Unesco n'a pas donné un blanc-seing. Ce label, on peut le perdre aussi. Il y a un risque réel ?
Oui, il y a un risque. Dresde avait une vieille ville extrêmement intéressante inscrite au patrimoine. Le centre a été transformé avec énormément d’immeubles modernes. Ça a été fait en connaissance de cause, mais le classement a été perdu. Même chose pour Liverpool récemment. L’Unesco fait une vérification de l’intégrité du bien : est-ce qui a été proposé est toujours dans un état correct ?
Il faut qu’on soit vigilant. En 2012, tout le monde voulait faire partie du projet Unesco. Aujourd’hui, il y quelques nouvelles équipes qui se disent que "oh tout ça, ça va… Laissez-nous raser, laissez-nous transformer !" Moi, je pense qu’on est capable de tenir un juste milieu entre l’évolution du territoire et l'histoire.