En 1901, le tsar de Russie vient en visite en France. Pour accueillir cet événement d'une grande importance politique, on choisit le palais de Compiègne. Problème : il est à l'abandon depuis 30 ans, vidé de ses meubles et défraîchi. Il faudra deux mois pour le remettre en état.
1901. La France se sent bien seule en Europe en ce début de siècle. La population est encore traumatisée de la défaite contre la Prusse en 1871, et la cession de l'Alsace et la Lorraine à l'Allemagne. La montée des nationalismes agite Paris, et la IIIe République, toute jeune, n'inspire pas vraiment la confiance des monarchies voisines.
Emile Loubet, président depuis moins de deux ans, en a conscience, et entend changer la donne en renforçant les liens entre la France et la Russie du tsar Nicolas II, qui a le potentiel d'un allié puissant et efficace. L'empereur russe s'est d'ailleurs déjà rendu en France, quelques mois après son sacre, en 1896.
Mais pour sa deuxième visite officielle en France, le tsar ne souhaite pas venir à Paris. "C'est une période un peu remuante, Paris est traversée par la montée des nationalismes et des mouvements anarchistes, et il craint des possibilités d'attentats, explique Marc Desti, conservateur général du patrimoine au château de Compiègne. Emile Loubet connaît la ville, car il y est déjà venu pour chasser, et c'est comme ça qu'on pense à Compiègne pour recevoir le tsar. C'est une ville moyenne, et le château est clos, ce qui va permettre d'assurer facilement la sécurité du couple impérial."
Ancienne résidence de Napoléon Ier puis de Napoléon III, vaste et imposant, le palais de Compiègne semble en effet le lieu tout trouvé pour accueillir un empereur. Sans compter que son emplacement est idéal : le tsar sera d'abord à Dunkerque, puis veut aller à Reims. Compiègne est parfaite pour une escale entre les deux villes. Et la proximité avec Paris est pratique pour les officiels français.
Un palais impérial... mais vide et défraîchi
Mais il y a un problème, et de taille. Le palais de Compiègne est à l'abandon depuis la chute du Second Empire, trente ans auparavant. Et pour cause : la IIIe République s'est construite en opposition à Napoléon III, qu'on rend responsable de la défaite contre l'Allemagne. Compiègne garde longtemps cette image de ville impériale, et le palais, s'il est ouvert aux visites et considéré comme "palais national", est lui-même le symbole de cet empire déchu. "Alors dans les années 1880 et le début des années 1890, on a allègrement puisé dans le mobilier et les œuvres d'art du palais, c'est devenu du mobilier national et c'est parti vers des ministères, des administrations, etc, explique le conservateur. Les salles sont pratiquement vides : il y a quelques sièges par-ci par-là une table, une console..."
Résultat : quelques semaines avant l'arrivée du tsar, le palais est vide et défraîchi. "À ce moment-là, le palais n'est absolument pas prêt pour accueillir une manifestation diplomatique de portée internationale et recevoir à la fois les officiels français et le couple impérial russe et sa suite. Il y a de nombreux accompagnants des deux côtés, une partie de la cour accompagne le tsar, c'est quand même plusieurs centaines de personnes."
Et n'oublions pas, cette visite officielle est d'une importance capitale d'un point de vue politique. La jeune République veut faire ses preuves et se montrer digne d'un allié comme la Russie. Il faut donc remettre le palais en état et le remeubler avec des pièces historiques et de valeur. C'est la mission du Mobilier national, une institution qui existe toujours aujourd'hui et qui est en quelque sorte le "garde-meuble" de la République. "Ils disposent d'à peu près deux mois pour tout préparer. On va faire venir des trains entiers avec du mobilier, des tapis, des rideaux, tout ce qu'il faut pour meubler le château. Le Mobilier national va piocher dans ses réserves, et n'hésitera pas à emprunter des choses dans d'autres institutions ou résidences." D'après la presse de l'époque, 40 wagons seront dédiés à ce déménagement au total.
Un soin particulier est apporté à l'appartement qui recevra le tsar, celui-là même où résidaient les empereurs français. "À l'époque de Napoléon Ier, la bibliothèque de l'appartement impérial comptait 3 000 volumes, souligne Marc Desti. Elle a été entièrement vidée entre temps, donc on va faire venir des caisses de livres, notamment de la Bibliothèque nationale de France, pour la remplir à nouveau. Et parmi ces livres, il faut des élément précieux, comme le livre du sacre de Louis XV, un recueil de gravures fait à l'époque pour commémorer son sacre, qu'on fait venir spécialement."
Les journaux de l'époque vont d'ailleurs suivre ces préparatifs avec attention. Chacun sait à Compiègne dans quel état le château se trouve depuis plusieurs années. Et les doutes se lisent dans la presse. "Comment le tsar pourrait-il trouver un logement présentable dans les ruines du château ?" s'interroge-t-on dans L'Eclair. Et quand, à la veille de l'arrivée du tsar, on leur permet de visiter le palais, les journalistes sont enchantés de constater les transformations.
Le Progrès de l'Oise détaille cette découverte dans le numéro du 18 septembre 1901. Les craintes, d'abord : "Dans ce vaste hall, on a pu se rendre compte de la fiévreuse activité qui régna dans le Château. Dimanche, nous étions presque effrayés de l'amas de meubles, d'objets de literie ou de toilette qui s'y trouvaient entassés pêle-mêle." Mais finalement, le chroniqueur salue le travail effectué. "Le mobilier de toutes ces chambres ministérielles est très somptueux [...]", s'émerveille-t-il. Dans les appartements réservés à la tsarine, il note que "l'ameublement est splendide, et les tapis d'Aubusson qui garnissent le sol sont magnifiques". Le défi que représentait l'aménagement de la bibliothèque impériale est aussi relevé haut la main : elle est "complètement transformée", est "devenue l'une des plus jolies pièces du château", et "les volumes aux merveilleuses reliures qui y ont été placés sont à eux seuls une décoration du plus bel effet".
On apprend aussi que pour équiper les cuisines, on a fait venir des fourneaux neufs de Paris, et du matériel de Rambouillet et de Fontainebleau.
Un investissement considérable
Mais il n'est pas seulement question de remplir des pièces vides : il faut également rafraîchir et moderniser les équipements du palais. "Il faut imaginer que ça fait trente ans qu'il ne se passe pas grand chose, rappelle le conservateur général du patrimoine. Il y a du nettoyage à faire, de la peinture, on entreprend des travaux pour que tout soit absolument impeccable. Et il faut aussi affronter les problèmes techniques que sont le chauffage et l'éclairage. On n'utilise plus les bougies et les lampes à l'huile, on est passé à l'électricité et au gaz. Or, l'électricité produite à Compiègne n'est pas suffisante, ça nécessite des travaux énormes. Il y a un budget consacré pour faire appel à des entreprises privées qui vont fournir le matériel et le personnel compétent pour permettre l'arrivée de l'électricité au château."
La municipalité, avec à sa tête Alphonse Chovet, va organiser la mise en place de cette usine d'électricité improvisée. Car hors les murs, c'est l'effervescence aussi. Avec cette visite, c'est toute la ville de Compiègne, un peu oubliée depuis la chute de l'empire, qui entend redorer son blason. Le conseil municipal nomme dès le mois d'août une commission spécialement chargée de l'organisation de cette réception. Il faut décorer les rues, rénover la gare, organiser des fêtes dans les différents quartiers pour les habitants et les visiteurs, trouver des logements... L'État leur demande de ne pas lésiner sur les dépenses. Les premières mentions de chiffres précis n'apparaissent dans le registre des délibérations du conseil municipal qu'à partir du 16 septembre, trois jours avant l'arrivée du tsar. 25 600 francs pour installer et faire fonctionner les 8 000 lampes sur le trajet de la gare au Palais, 6 000 francs pour décorer les rues, 1 000 francs pour installer des postes d'ambulance et des WC... Ce premier devis évoque déjà la somme de 45 000 francs, à laquelle s'ajoute une estimation de 5 000 francs pour la construction de tribunes.
Pour loger tous les visiteurs, la mairie lance un appel aux Compiégnois, chaque jour ou presque, dans la presse. "En prévision de l'affluence considérable", ils sont invités à déclarer leurs logements ou chambres à louer ainsi que le prix qu'ils souhaitent en tirer. On organise également une souscription publique, ce qu'on appellerait aujourd'hui un "financement participatif" ou un "crowdfunding", pour offrir un souvenir au couple impérial de la part des habitants de Compiègne. Plus de 4 000 francs seront ainsi récoltés et serviront à acheter une "magnifique reliure" arborant les armes de Russie et celle des chefs-lieux de l'Oise.
On fait également venir une calèche, véhicule officiel de la présidence de la République, commandée chez un célèbre carrossier parisien de l'époque. Là aussi, l'enjeu est avant tout diplomatique. "On utilise des voitures d'un certain niveau, comme encore aujourd'hui, pour accueillir dignement un souverain étranger. C'est la représentation de la République, il faut montrer un niveau de décorum", explique Maria-Anne Privat, conservatrice en chef du Musée national de la Voiture. Cette calèche est d'ailleurs toujours visible au musée. "Il y a tout un protocole, c'est très codifié. La personne la plus importante est assise à l'arrière droite dans le sens de la marche, donc le tsar était à cette place. Les tissus de la berline n'ont pas été changés depuis, on peut donc dire avec certitude que Nicolas II y a posé son auguste postérieur", nous dit-elle avec malice.
L'événement où il faut être
Le 19 septembre, le tsar arrive donc de Dunkerque par le train, dans une gare flambant neuve, rénovée spécialement pour sa visite. Accueilli par le président de la République, il prend place dans cette luxueuse calèche attelée à huit chevaux pour parcourir le trajet jusqu'au palais (quelques centaines de mètres), dans les rues là aussi illuminées et décorées pour l'occasion. Le véhicule officiel est escorté par la foule. La presse estime à 20 000 le nombre de visiteurs venus par trains spéciaux, "sans compter les 11 000 hommes de troupe". À titre de comparaison, Compiègne compte à l'époque 16 500 habitants. Pour ces quelques jours, elle voit sa population tripler, dans une ambiance de fête.
Dans les rues, la fête bat son plein, les habitants, les notables, les élus, tout le monde le sait : c'est l'événement où il faut être. Certains se vexent de ne pas avoir été invités à la représentation prévue au théâtre le lendemain soir, et le maire prendra personnellement la plume, pour expliquer que c'est le ministère des Affaires étrangères qui s'est occupé des invitations et qu'il regrette lui aussi que les notables du coin n'aient pas été conviés.
Le tsar et la tsarine ne seront pas avares de compliments et remercieront à maintes reprises le maire pour l'accueil qui leur est réservé. Il faut dire que les petits plats ont été mis dans les grands, et ni la ville ni l'État n'ont hésité à dépenser des sommes folles. Pourtant, le couple impérial restera à Compiègne... Moins de 48h. Le 21 septembre au matin, ils rejoindront la région de Reims pour une revue militaire.
Un succès éphémère
Ce court séjour restera pourtant longtemps inscrit dans la mémoire de Compiègne. Des cartes postales et des timbres représentant l'événement sont édités à foison, la presse en parle pendant plusieurs jours encore. Pendant les semaines qui suivent, des dizaines de milliers de visiteurs se pressent à Compiègne pour visiter le palais. "C'est quelque chose que Compiègne n'avait pas vu depuis longtemps, explique Marc Desti. Des trains spéciaux sont même mis en place exprès. Il y a eu un tel battement dans la presse, à la fois locale et nationale, que les gens sont venus par milliers."
Dans la presse locale, on s'enorgueillie de ce succès, et on voit déjà Compiègne remplacer Paris et les autres lieux habituels pour recevoir des souverains. Mais ce ne sera pas le cas : non seulement le couple impérial n'y reviendra pas, mais aucune autre réception officielle ne s'y tiendra, et la ville n'aura jamais plus de rôle diplomatique comme celui-ci.
À noter néanmoins que le tsar a su se montrer reconnaissant : en partant, il décide de donner 100 000 francs à Paris "pour ses pauvres", et 15 000 francs à Dunkerque, Reims et Compiègne, les trois villes qui l'ont accueilli. Un beau geste, mais loin de compenser la folie dépensière que sa venue a provoquée.