L'histoire du dimanche – De 1900 à 1935, une femme, Marie Rivierre, a dirigé l'une des plus grandes entreprises de Creil

À la mort de son mari en 1900, Marie Rivierre devient soudainement cheffe d'entreprise, à la tête de 400 ouvriers. Durant 35 ans, grâce à son travail et sa pugnacité, elle a réussi à faire grandir la clouterie de Creil, connue aujourd'hui comme la dernière encore en activité en Europe.

Quand on parle de la clouterie Rivierre, on pense à Théodore son fondateur, mais encore plus à Marie. Si l'entreprise se porte encore aussi bien, plus d'un siècle après sa création, l'ancienne dirigeante y est pour quelque chose. 

Il faut le reconnaître en revanche, on ne sait pas grand chose de sa vie. "Il faudrait que l'on puisse se replonger dans toutes nos archives", reconnaît Justine Fantoni, chargée du tourisme à la clouterie Rivierre de Creil. 

Coup de foudre

Ce que l'on sait c'est que Marie Crosnier est née le 30 septembre 1872 à Versailles et qu'elle était la fille d'hôteliers installés à Lille. C'est dans la capitale des Flandres qu'elle rencontre Théodore Rivierre, un fils d'agriculteur originaire de la Vendée. "Il n'a pas fait plus d'études que ça, ce qu'il voulait c'est découvrir le monde, raconte Justine Fantoni. Un jour, il décide de partir en voyage, séjourne d'hôtel en hôtel et tombe sur Marie."

Ils ont 17 ans de différence d'âge, mais c'est visiblement un coup de foudre. Théodore épouse Marie en 1891 et 5 ans plus tard, ils ont un fils prénommé Paul. Entre temps, Théodore a monté son usine de clous à Creil dans l'Oise en 1888 et a réussi à acquérir un brevet pour une nouvelle technique de fabrication des clous à partir de fils de métal. 

Si son choix se porte sur Creil, ce n'est d'ailleurs pas un hasard. La ville possède une importante gare de marchandises et de la main d'œuvre qualifiée dans une région déjà à fort potentiel industriel. 

L'entreprise de Théodore Rivierre prospère rapidement grâce à la production de petits clous pyramidaux utilisés en cordonnerie et en tapisserie. Petit à petit, la clouterie compte de plus en plus de machines et d'ouvriers, et l'on entend même parler des clous de Creil jusqu'aux États-Unis. 

S'imposer dans un univers 100% masculin

En 1900, Théodore décède subitement d'une maladie. Sa femme, Marie, 27 ans à l'époque et maman du petit Paul âgé de 3 ans, doit reprendre l'entreprise. "Elle n'était pas du tout prédestinée à être à la tête de 400 ouvriers, confie Justine Fantoni. Mais de ce que l'on sait, elle avait certainement beaucoup d'énergie et de volonté. C'était une femme de poigne."

Marie Rivierre ne s'est pas contentée de maintenir l'entreprise à flot, elle l'a fait grandir. "Elle a développé le commerce à l'international, notamment en Asie. Elle a déposé des brevets pour de nouvelles références de clous, alors que le marché à l'époque c'était la cordonnerie et la tapisserie. Aujourd'hui, il existe 2 800 références", poursuit Justine Fantoni.

En prime, la cheffe d'entreprise doit s'imposer dans un univers 100% masculin. "Il y avait très peu de femmes, celles qui emballaient les clous que l'on appelait les empaqueteuses, ou celles qui préparaient les commandes, mais sinon ce n'était que des hommes", affirme la chargée de tourisme industriel.

Alors que les conditions de travail au début du XXe siècle sont rudes, Marie Rivierre opte pour des mesures sociales au sein de son entreprise. En 1920, elle crée une caisse d'assurance maladie pour les salariés. Sur le terrain de l'usine, elle met en place également des jardins ouvriers. "Elle organisait même des concours pour gagner des pelles ou des râteaux, sourit Justine Fantoni. Elle avait cette image de matriarche, elle était vraiment bienveillante."

Pas un seul mouvement de grève

Et c'est peut-être cela la clé. En 35 années à la tête de l'usine, Marie Rivierre n'a jamais connu de mouvement de grève. En 1935, elle quitte l'entreprise alors qu'elle possède 85% du marché français. "Aujourd'hui, on ne connaît pas les raisons de son départ. Tout ce que l'on sait, c'est qu'elle est morte deux ans plus tard", indique Justine Fantoni. 

C'est la société des Forges et Aciéries de Commercy, actionnaire majoritaire, qui prend ensuite la tête du conseil d’administration. "Son fils n'a pas voulu reprendre l'entreprise, confie la chargée de tourisme industriel. Lui, ce qui l'intéressait, c'était la mécanique automobile." L'usine a été ensuite rachetée en 1989 par Air Liquide, puis en 2006 par Luc Kemp, l'actuel directeur.

Nous avions rencontré leurs équipes et leurs machines en 2019.

Une entreprise qui ne connaît pas la crise

À priori, Marie Rivierre le savait bien : pour durer, il faut se diversifier. Si la clouterie de Creil est toujours en activité aujourd'hui c'est qu'elle a su se renouveler. 

Réquisitionnée durant la Première Guerre mondiale, bombardée par les ennemis du fait de sa proximité avec la gare logistique, la clouterie a su montrer sa résistance face à la crise. Encore aujourd'hui, elle survit à une pandémie. "Nous avons la chance d'avoir beaucoup de clients qui proviennent de secteurs très variés, donc si l'un ne va pas bien, les autres peuvent permettre de se rattraper", explique Justine Fantoni. 

Ce qui permet aussi à l'entreprise de se maintenir sur le marché, c'est la spécificité de ses produits. La clouterie de Creil est la dernière encore en activité en Europe et peut-être même dans le monde. "80% de la production, c'est du sur-mesure. C'est un produit que le client ne pourra pas trouver ailleurs. Même si c'est une entreprise figée dans le temps, il y a un savoir-faire particulier et unique. Ce que l'on produit aujourd'hui a bien plus de valeur qu'avant", ajoute la chargée de tourisme industriel. 

Actuellement 30 salariés font tourner les 325 machines veilles de plus d'un siècle. 75% du chiffre d'affaires provient du commerce international. "On vend des clous en Océanie, en Afrique du Nord, en Amérique, c'est assez exceptionnel", confie Justine Fantoni. Une renommée que l'usine, labellisée en 2007 entreprise du patrimoine vivant, s'est créée au fil du temps. 

À part produire des clous, et en dehors de la crise sanitaire, l'entreprise accueille régulièrement des visiteurs, mais aussi des tournages de films ou de clips. Un succès, plus d'un siècle plus tard, que Théodore et Marie Rivierre n'auraient sûrement pas soupçonné.

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