Il est des épisodes historiques qu'on ne peut s'empêcher d'observer avec circonspection, comme les procès d'animaux qui se tenaient au Moyen Âge, notamment en Picardie. Pendant près de six siècles, il semblait parfaitement légitime de traîner un porc ou un cheval devant un tribunal.
"Le dit porciau estant detenus prisonnier [...] sera par le maistre des haultes œuvres pendu et estranglé en une fourche de bois." Un cochon condamné à mort, c'est pas banal. Et pourtant, le destin de ce pourceau, qui s'est rendu coupable en 1494 du meurtre d'un jeune enfant à Clermont-les-Fermes, dans l'Aisne, n'a rien d'inédit. En tout cas au Moyen Âge.
Le plus souvent des cochons
"On trouve des procès d'animaux à peu près dans les archives de toutes les villes entre les XIVe et XVIIe siècles, explique Éric Baratay, historien spécialiste de l'histoire des relations hommes-animaux. D'un point de vue géographique, c'était très largement répandu même si ça reste minoritaire dans la justice de l'époque."
Dans la thèse qu'il a consacrée à ce sujet en 2003, le docteur Benjamin Daboval, vétérinaire à Compiègne, dénombre 95 condamnations entre 1120 et 1741 sur le seul territoire français. "Mais la France n'a pas l'apanage de tels procès", écrit-il alors, citant en exemple l'Allemagne voisine, ou encore l'Italie et l'Espagne.
On a peu de textes qui nous expliquent pourquoi on organisait ces procès d'animaux. Mais ce qui est passionnant, c'est que ça nous montre à quel point nous sommes éloignés de ces gens.
Le plus souvent, il s'agit d'un cochon - en général sous-alimenté - qui s'en prend à un nourrisson ayant eu le malheur de traîner à sa portée. Des cochons vagabonds laissés libres de leurs mouvements et qui assument, dans les centres-villes de l'époque, un rôle d'éboueur, se nourrissant des ordures jetées dans la rue.
La communauté des créatures de Dieu
"Comme les chiens ou beaucoup d'autres animaux errants, cette alimentation ne leur suffisait pas et inévitablement, des accidents survenaient", raconte Éric Baratay, professeur à l'université Lyon-III. On en retrouve dans les archives d'Abbeville en 1414, d'Amiens en 1463, de Beauvais en 1499 ou encore de Senlis en 1567. Plus rarement, ce sont des taureaux ou des chevaux qui sévissent.
On recense aussi des cas de procès relatifs à d’autres espèces comme les sangsues, les limaces, les anguilles, les grenouilles, les dauphins, les reptiles, les tourterelles, les corbeaux ou les coqs.
Ces accidents donnent lieu, à chaque fois, à un procès en bonne et due forme. "Il faut bien comprendre qu'à cette époque où la religion imprègne très fortement la société, on considère que les animaux appartiennent à la communauté des créatures de Dieu, souligne l'historien. On leur prête donc une capacité d'intention, de morale et donc une volonté consciente de faire le mal."
C'est vrai pour les animaux coupables de meurtres ou d'accidents. C'est aussi vrai pour les insectes, souris et autres nuisibles qui, eux aussi, comparaissaient régulièrement devant la justice pour avoir ravagé les récoltes des paysans. "Le reflet d'une angoisse populaire face aux famines qui se produisaient tous les dix ou quinze ans", pour Benjamin Daboval, qui évoque dans son étude la "peur du lendemain" et le "spectre de la faim".
Procès en bonne et dûe forme
À Laon en 1120, les accusés d'un des tous premiers procès d'animaux renseigné dans les archives n'étaient autres que des mulots et des chenilles. "Ces ravageurs passaient devant un tribunal religieux et risquaient l'exorcisme, voire l'excommunication, raconte le professeur d'histoire. On supposait qu'ils pouvaient être mûs par le démon et donc les jugements s'accompagnaient de prières et de remises en question." C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ces procès étaient menés avec le plus grand sérieux.
On ne pouvait pas faire n'importe quoi avec les créatures créées par Dieu parce qu'en arrière-plan, on se disait que c'était peut-être Dieu lui même qui engendrait ces punitions. Ça nous étonne aujourd'hui mais à l'époque, cela va de soi.
Dans chaque affaire, un avocat se chargeait de la défense de l'animal mis en cause, auquel il s'efforçait de trouver des circonstances atténuantes. Lorsqu'une condamnation - à mort dans l'immense majorité des cas - était prononcée, elle était exécutée par le bourreau du village avec tout le cérémonial en vigueur à l'époque. "En fait, on appliquait de manière très légaliste la même procédure qu'aux humains pour que la sentence soit forte", relate l'universitaire, auteur de l'ouvrage Et l'Homme créa l'animal, histoire d'une condition.
Frapper l'esprit de l'animal
Il arrivait même qu'on exécute la sentence en présence de congénères de la même espèce : en 1386 à Falaise (Calvados), une truie a été pendue en présence des cochons des alentours, pour leur servir de leçon. "On pensait également que la vue de ce spectacle pouvait frapper aussi l'esprit de l'animal et que devant le châtiment de l'un des leurs, [...] il demeurerait sa vie durant dans une voie juste", écrit Benjamin Daboval.
On pratiquait aussi parfois des formes d'interrogatoire sur les animaux. On interprétait alors leur positionnement en fonction de leur attitude. Dans le cas des insectes, on allait les sermonner sur place et s'ils ne partaient pas, on considérait qu'ils persistaient dans leur faute.
Une logique similaire s'appliquait aux procès en bestialité, à savoir les affaires où un homme commettait des abus sexuels sur un animal. Ce que l'on nomme aujourd'hui la zoophilie était à l'époque qualifié de "laisser-faire". "On condamnait généralement l'animal pour effacer les traces de la souillure, explique Éric Baratay, mais aussi pour ne pas donner de mauvaises pensées aux autres."
Si on ne sait pas exactement pourquoi nos ancêtres exerçaient ces jugements, on sait en revanche bien mieux pourquoi ils ont arrêté. "Au début du XVIIe, les élites cultivées commencent à contester ces pratiques, développe l'historien. Des juristes, théoriciens et philosophes, et même une partie du haut clergé dénient aux animaux cette capacité de raison et d'intention."
Descartes change la donne
Minoritaire dans la première moitié du siècle, cette vision gagne rapidement du terrain, grâce à l'influence de la rationalité cartésienne et l'apparition de la théorie de l'animal-machine selon laquelle les animaux seraient dénués de conscience et de pensée. Pourtant, la pression de la population sera telle en certains endroits que les pratiques continueront un temps et on trouve encore des demandes d'excommunication de ravageurs au XVIIIe siècle.
Si un bœuf a frappé de ses cornes un homme ou une femme tellement qu'ils en meurent, il sera lapidé et on ne mangera pas sa chair, mais le maître sera déclaré innocent.
"C'est un peu comme pour les chats noirs qu'on brûlait traditionellement à la Saint-Jean, évoque Éric Baratay. On pensait alors qu'ils n'étaient pas de simples instruments de Satan mais qu'ils s'étaient donnés consciemment au malin." En 1648, Louis XIV interdit le bûcher pour ces félins mais on retrouve trace de cette pratique jusqu'en 1760, à Metz, en présence de l'armée et du conseil municipal.
"Il y a eu un temps de latence entre le moment où on a effectué cette coupure forte entre l'homme et l'animal et le moment où l'idée s'est imposée auprès de tous," souligne l'universitaire. Aujourd'hui, les droits des animaux font l'objet de recherches et le bien-être animal est inscrit au cœur des débats de notre société. Peut-être regardera-t-on un jour l'usage de notre époque avec le même étonnement que l'on observe ces procès si lointains.