Dimanche 30 juin, le premier tour des élections législatives a enregistré des taux de participation bien supérieurs à celui de 2022. Une mobilisation qui a profité à l'extrême droite, qui envoie des députés à l'Assemblée nationale dès le premier tour dans l'Aisne, l'Oise et la Somme. La gauche paie sa rupture avec son électorat populaire.
Après la surprise de la dissolution de l'Assemblée nationale le 9 juin dernier, la campagne expresse de ces élections législatives a été riche en rebondissements. Les électeurs ont exprimé leurs suffrages ce dimanche 30 juin, avec un taux de participation bien supérieur aux précédents scrutin de 2022.
Il faut dire que les enjeux sont de taille, "proches d'une élection présidentielle" d'après le politologue Tristan Haute. Avis partagé par Alexandre Fauquette, docteur en sciences politiques et enseignant à SciencesPo Lille et analyste pour notre soirée spéciale élections.
"C’est presque un référendum, mais qui a déjà presque donné son verdict, car les européennes étaient un couperet pour le président de la République, constate Alexandre Fauquette. Il s’agit de déterminer l’avenir du pays avec deux offres politiques que tout oppose. C’est presque la première élection du Premier ministre, même si ça n’existe pas."
Les taux de participation l'ont tout de même surpris : "C'est un chiffre incroyable, on atteint des niveaux rarement atteints. (...) Cela contredit l'idée que les citoyens ne s'intéressent plus à la politique. On a une participation que je n'imaginais pas possible il y a quelques années." Toute la question de ce premier tour était donc de savoir à qui profite cette participation exceptionnelle ?
Au Rassemblement national, si l'on en croit les résultats du premier tour, car l'extrême droite arrive en tête partout à l'exception d'une circonscription et envoie dès le premier tour six députés à l'Assemblée nationale. Mais si dans de nombreuses circonscriptions, rien ne sera joué avant le deuxième tour du 7 juillet et les alliances peuvent faire basculer la situation.
Oise : la droite traditionnelle recule face à l'extrême droite, la gauche envoie quatre candidats au deuxième tour
La première circonscription de l'Oise est emblématique du phénomène à l'œuvre dans ce département : Victor Habert-Dassault arrive en deuxième position, derrière la candidate RN Claire Marais-Beuil qui comptabilise 22 points d'avance. La famille Dassault assure la députation de ce territoire, presque sans interruption, depuis 1958. Pour Alexandre Fauquette, ce recul signifie une remise en question du "capital nobiliaire" de ces élus de la droite traditionnelle, implantés comme figures locales. Ce recul de la droite modérée, "ça pourrait être le chant du cygne" du parti Les Républicains, ajoute-t-il.
Une situation également valable pour Eric Woerth, député sortant et candidat de la majorité présidentielle (ex-LR) dans la quatrième circonscription de l'Oise. "On a l’impression que le capital politique des élus compte peu, quand on voit Eric Woerth en deuxième position, c’est incroyable" commente le politologue. Il a en effet dix points à gagner pour rattraper le candidat RN en tête, Mathieu Grimpret. Cela pourrait aussi être le signe que l'électorat lui fait payer son rapprochement avec la majorité présidentielle.
Mais quoi qu'il en soit, le basculement de l'Oise vers l'extrême droite illustre une transformation profonde du paysage politique. En cas de victoire sur ces territoires, "le RN serait définitivement implanté comme la principale force politique de droite, se projette Alexandre Fauquette. Car le programme économique du RN est de droite, très à droite. D'ailleurs, il n’y a pas vraiment de programme économique, on a vu les hésitations sur la question des retraites. Ils ont conscience qu’ils attirent un vote populaire, donc s’ils commencent à parler de repousser l’âge de la retraite, ça risque de démobiliser leur électorat."
Sociologiquement, l'électorat du RN est de moins en moins populaire, de plus en plus de droite bourgeoise vote pour lui.
Alexandre Fauquette, politologue
Des hésitations symptomatiques d'une conquête de l'électorat bourgeois, car "de plus en plus de CSP+ votent pour le RN, des électeurs de la droite 'classique'. Donc, ils ont du mal à parler d’économie, mais quand on regarde le programme, c’est Macron au carré. (...) Sociologiquement, l'électorat du RN est de moins en moins populaire, de plus en plus de droite bourgeoise vote pour lui."
Pour Alexandre Fauquette, ce changement n'est cependant pas définitif. D'une part, le RN bénéficie dune certaine "virginité politique" dans l'esprit des électeurs, n'ayant jamais exercé le pouvoir exécutif. Tout pourrait donc changer si cela se produit. D'autre part, "les blocs renaissent toujours. Républicains, c’est une étiquette, certains sont proches de Renaissance. Donc le bloc centre droit va renaitre, c’est la mort des républicains, mais pas nécessairement du bloc centriste - centre droit."
Le RN obtient un siège à l'Assemblée nationale dans la deuxième circonscription, où Philippe Ballard conserve son mandat, mais ailleurs, la gauche se fraie un chemin en envoyant quatre candidats au deuxième tour.
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Dans la troisième circonscription, le candidat Nouveau Front populaire Amadou Ka affrontera le député sortant RN Alexandre Sabatou. Avec 5 000 voix de différence entre les deux candidats en faveur du RN, tout est possible au deuxième tour avec le report des voix du candidat de la majorité présidentielle, éliminé. Résultat similaire dans la cinquième circonscription, même si l'avocat du Rassemblement national Frédéric-Pierre Vos a 20 points d'avance sur le candidat NFP Bertrand Brassens, soit 10 000 voix d'écart.
À moins d'un retrait de candidature, il y aura des triangulaires pour le deuxième tour de la sixième et septième circonscription, soit trois candidats, dont des candidats NFP. Cela pourrait être significatif, car en 2022, la sixième circonscription a élu un député RN, Michel Guiniot, et la septième, un député LR, Maxime Minot. "Que les bastions de gauche ne basculent pas, ça ne change pas grand-chose, commente Alexandre Fauquette. Ils doivent en gagner de nouveaux ou obtenir un vote plus homogène pour gagner quelque chose sur le plan national."
Tout est encore possible d'après le politologue, car "en 2022, les triangulaires ont majoritairement bénéficié au RN. C’est un contexte différent, car le RN est majoritaire, il y a une inconnue : quel réveil va-t-il y avoir dans le camp d’en face ?" Réponse le 7 juillet.
Somme : le RN conserve ses bastions, fragilise François Ruffin mais la gauche crée la surprise dans la deuxième circonscription
Dans la première circonscription de la Somme, le député sortant François Ruffin "joue son avenir politique", d'après Alexandre Fauquette. Il arrive cependant en deuxième position avec près de 17 points de retard sur la candidate RN Nathalie Ribeiro Billet, confirmant la percée de l'extrême droite aux élections européennes, où le RN avait remporté plus de 37% des suffrages. La candidate de la majorité présidentielle Albane Branlant, également qualifiée pour le second tour, a d'ores et déjà annoncé le retrait de sa candidature au profit du front républicain représenté par François Ruffin, il n'y aura donc pas de triangulaire.
"Au niveau du front républicain, la différence avec 2022, c'est que la gauche est devant Renaissance (ndlr : la majorité présidentielle), analyse Alexandre Fauquette. Ce n'est pas tout à fait le même front républicain, peut-être que là, il va fonctionner ? On voyait à gauche des électeurs qui hésitaient à voter Renaissance, là, c'est la gauche qui domine dans ce front potentiel."
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Face à un Rassemblement national en tête dans l'intégralité des circonscriptions de Picardie, la gauche crée l'exception dans la deuxième circonscription de la Somme, où la candidate NFP Zahia Hamdane arrive en tête avec 29,54% des sondages. En 2022, la candidate avait déjà réalisé de bons scores dans cette circonscription, même si elle s'était inclinée au second tour face à la majorité présidentielle. Une triangulaire très serrée s'annonce donc avec le RN et le candidat de la majorité Hubert de Jenlis, à moins que ce dernier ne retire sa candidature au profit de la candidate de gauche, comme l'a fait sa consoeur de la première circonscription.
Dans les autres circonscription, la vague RN se confirme et Yaël Ménache, députée sortante de la cinquième circonscription, est réélue dès le premier tour. Ce n'est par contre pas le cas de Jean-Philippe Tanguy, député de la quatrième circonscription, qui affrontera au deuxième tour Anthony Gest, 19 ans, plus jeune candidat de la majorité présidentielle. Très médiatique et membre du bureau du RN, le député sortant profite néanmoins d'une solide avance de 18 000 voix, la bataille s'annonce rude pour le jeune challenger de la majorité.
Dans la troisième circonscription, tout l'enjeu était de savoir si la prise de distance du candidat LR Emmanuel Maquet avec Eric Ciotti, lorsque ce dernier a annoncé son ralliement au RN, serait payante. Le résultat est mitigé : le député sortant se qualifie pour le deuxième tour, mais le candidat RN a tout de même plus de 20 points d'avance, alors qu'il est issu d'un "parachutage" et vient d'arriver dans le département. La déception est également au rendez vous pour le candidat NFP de cette circonscription, Léon Deffontaines, qui était tête du liste du Parti communiste aux élections européennes. Cette ampleur nationale n'a visiblement pas suffi à lui assurer une place au deuxième tour.
Aisne : le RN place quatre députés dès le premier tour et tente le "grand chelem"
Le premier résultat connu de la soirée dans l'Aisne est une surprise : le candidat indépendant (LIOT) Jean-Louis Bricout, député de la troisième circonscription depuis 2012, est battu dès le premier tour par Eddy Casterman, candidat RN, qui devient donc député de cette circonscription. Un choc malgré les bons résultats du RN aux élections européennes, car cette circonscription était à gauche depuis 1988.
Eddy Casterman a bénéficié du soutien de Marion Maréchal-Le Pen, qui s'est rendu à l'un de ses meetings. Il a également pu bénéficier du vote des électeurs du parti Les Républicains qui ont suivi le ralliement d'Eric Ciotti au RN, il était donc officiellement candidat pour l'Union des droites. Une stratégie qui s'est avérée payante dans cette circonscription rurale et populaire, où 64,1% des électeurs se sont déplacés pour voter.
Dans ces territoires isolés, qui souffrent, on vote pour la personne qui parle de nos préoccupations. Par exemple, la gauche a mis de côté la question du pouvoir d’achat et du droit du travail, qui étaient essentielles avant.
Alexandre Fauquette, politologue
Un résultat révélateur d'un changement d'électorat et de la déconnexion entre la gauche et son traditionnel électorat populaire."Socialement, culturellement, les personnalités politiques ne ressemblent plus à leurs électeurs. C’est de plus en plus des CSP+ (ndlr : les catégories socio-professionnelles supérieures, par exemple les cadres), analyse Alexandre Fauquette. Donc le vote devient, de plus en plus, un vote de CSP +. Dans ces territoires isolés, qui souffrent, on vote pour la personne qui parle de nos préoccupations. Par exemple, la gauche a mis de côté la question du pouvoir d’achat et du droit du travail, qui étaient essentielles avant. Elle se trouve contrainte de dire 'tous contre le rassemblement national'. Même s’ils ont le programme le plus solide sur le plan économique, il est inaudible. La gauche a beaucoup parlé d’identité, d’émancipation, des droits. Ça pèse dans les villes, sur les jeunes étudiants, mais beaucoup moins sur l’électorat ouvrier."
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Le Rassemblement national remporte également la première, la quatrième et la cinquième circonscription, ses députés sortants Nicolas Dragon, José Beaurain et Jocelyn Dessigny conserveront donc leur fauteuil à l'Assemblée nationale. "Je pense que les digues ont sauté en 2022. Les législatives, jusque-là, étaient un frein pour le RN, car le mode de scrutin lui était défavorable", analyse Alexandre Fauquette. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, comme l'illustrent ces résultats.
Seule la deuxième circonscription de l'Aisne votera donc le 7 juillet, les électeurs devront choisir entre Philippe Torre, candidat RN en tête et Julien Dives, député sortant LR, qui a 12 points de retard sur son concurrent. Si le député RN se voit déjà incarner une majorité absolue à l'Assemblée, cette circonscription peut encore surprendre.
Vers une crise politique ?
Bien que le Rassemblement national arrive en tête dans la plupart des territoires de Picardie, il ne dispose en effet pas encore d'une majorité absolue. Il devrait pour cela faire élire au moins 289 députés. Il est aussi possible qu'aucune majorité absolue n'émerge à l'Assemblée nationale à l'issue des élections. Quelles seraient les conséquences d'une telle situation ? Un possible blocage institutionnel, avec de nombreuses motions de censure contre le gouvernement, qui empêcheraient l'avancée des projets législatifs et notamment du vote du budget en septembre.
Pour Alexandre Fauquette, le président de la République aurait quatre options dans cette situation : utiliser l'article 16 de la Constitution pour prendre les pleins pouvoirs, organiser une assemblée constituante pour élaborer une sixième République, démissionner ou être destitué.
"En cas de majorité relative, personne ne voudra prendre le risque d’aller au gouvernement avec des motions de censure en continu, se projette le politologue. S’il veut éviter la destitution, il y a de fortes chances qu’il démissionne." Quels que soient les résultats du 7 juillet, leurs conséquences dépasseront largement l'enceinte de l'hémicycle.