Mère du roi Philippe 1er, dont elle introduit le prénom en Occident, elle est l'une des ancêtres de tous les rois de France jusqu'à Louis-Philippe. Reine des Francs, princesse ukrainienne, Anne de Kiev a laissé peu de traces. Si ce n'est l'abbaye Saint-Vincent à Senlis. Vénérée dans son pays, elle est le témoignage de liens anciens entre la France et l'Ukraine.
C'est un édifice bâti au milieu d'un vaste parc, entouré d'un mur de pierre et niché dans les ruelles pavées de Senlis. L'abbaye Saint-Vincent est aujourd'hui un lycée privé qui accueille 800 élèves, de la 2nde au BTS.
Des élèves qui passent chaque jour devant une haute statue de pierre, représentant une femme aux tresses jusqu'aux cuisses, portant dans sa main gauche une église. Cette femme, c'est Anne de Kiev, fondatrice de l'abbaye Saint-Vincent en 1060. C'est cet édifice que la statue tient dans sa main.
L'abbaye de Saint-Vincent a été fondée à la demande d'Anne de Kiev pour honorer la mémoire de son mari mort la même année d'un possible empoisonnement, le roi Henri 1er. Car outre son rang de princesse d'Ukraine, Anne est aussi reine des Francs par son mariage le 19 mai 1051 à Reims avec le petit-fils de Hugues Capet.
Fille de Iaroslav le Sage, grand prince de Kiev
À l'époque, Henri 1er est veuf et sans héritier. Il faut absolument remarier le roi mais les prétendantes possibles sont toutes des cousines trop proches. On décrète que si la promise doit avoir un lien de parenté avec le souverain, ce ne peut pas être à moins de sept degrés, histoire d'éviter la consanguinité. Il faut en plus qu'elle soit chrétienne sinon catholique.
Après des recherches parmi les familles royales d'Europe, il apparaît que la seule épouse possible pour Henri 1er est Anne de Kiev.
Anne est née vers 1027. Elle est l'une des neuf enfants que Iaroslav le Sage, grand prince de Kiev, a eus avec sa seconde épouse, Ingigerd de Suède, rebaptisée Irina. Au 11e siècle, Kiev est considérée comme la deuxième plus belle ville du monde, après Byzance. Kiev est alors la capitale d’un état slave, nommé la Rus' de Kiev (prononcer "rousse") ou Ruthénie.
C'est une ville riche car sur la route commerciale entre l'Orient et l'Occident. Le père d'Anne règne sur une cité très importante. "Il était très érudit, précise Marie-Pascale Hallo. On dit qu'il parlait cinq langues. Il est le petit-fils de sainte Olga qui a été la première chrétienne. Elle s'est fait baptiser au Xe siècle à Byzance sous le nom de sainte Hélène. C'est une sainte très importante en Ukraine encore aujourd'hui. Le père de Iaroslav aussi : c'est saint Vladimir" qui a converti la principauté au christianisme.
Une princesse chrétienne, jeune, belle et raffinée
Et c'est parce qu'Anne est chrétienne (et non orthodoxe, le schisme entre les Églises d'Orient et d'Occident n'ayant lieu qu'en 1054) que Henri 1er accepte de demander sa main à son père. Iaroslav accepte, tous ses enfants en âge de se marier ayant fait de "beaux mariages. L'un de ses fils par exemple a épousé la fille d'Harold d'Angleterre, qui sera battu par Guillaume le Conquérant à Hastings. Une de ses filles est reine de Norvège ; une autre, de Hongrie", énumère Marie-Pascale Hallo. C'est aussi parce qu'elle est réputée d'une beauté saisissante.
Les évêques de Châlons et de Meaux se rendent à Kiev pour aller chercher Anne. La princesse ukrainienne arrive dans le royaume des Francs plusieurs mois plus tard. Un choc pour la jeune femme âgée d'environ 25 ans alors que son futur époux a 43 ans. "On sait qu'il y avait une différence entre le royaume des Francs, encore très rustre, et la principauté de Kiev, beaucoup plus raffinée, note Marie-Pascale Hallo. Par exemple, au 10e siècle, rien qu'à Kiev, il y avait 700 églises en bois. Elles ont brûlé et saint Vladimir en a fait reconstruire 400". Sans compter la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, construite par Vladimir pour célébrer la conversion de son peuple au christianisme. Sainte-Sophie, un bijou de raffinement : l'édifice possède la plus grande collection de mosaïques et de fresques conservées du XIe siècle. Environ 260 m² de mosaïques décorent les principales parties de l'intérieur, la coupole centrale et le chœur. Les murs des bas-côtés, les greniers et les deux tours d'escalier sont recouverts de 3 000 m² de fresques.
Anne donnera quatre enfants au roi des Francs : Philippe (1052-1108), Robert (1054-vers 1063), Emma (1055-vers 1109) qui sera religieuse en Allemagne et Hugues (1057-1101) qui sera comte du Vermandois. Le prénom Philippe n'existe pas à l'époque en Occident. C'est un prénom d'origine grecque ou byzantine qui sera donné pour la première fois en France par Anne de Kiev. Philippe est sacré roi des Francs le 23 mai 1059 alors qu'il n'a que 7 ans et que le roi en place est toujours vivant. "C'est quelque chose qui se faisait à l'époque, explique Marie-Pascale Hallo. Ça s'est fait jusqu'au XIIIe siècle".
Une abbaye pour honorer la mémoire du roi, son époux
Henri 1er meurt le 4 août 1060, d'un possible empoisonnement. Le nouveau roi Philippe 1er n'étant qu'un enfant, c'est son oncle, le comte de Flandre Baudouin V, qui devient le régent. Il est dit que, pour éviter de subir la coupe de ce régent à la triste réputation, Anne de Kiev se retire dans la demeure royale de Senlis avec ses enfants.
C'est alors que, pour honorer la mémoire de son défunt mari, elle fonde l'Abbaye Saint-Vincent en 1060. "À l'époque, Senlis est une ville royale, raconte Marie-Pascale Hallo, guide-conférencière à Senlis. Quand Hugues Capet a été désigné successeur de Louis V, il a été acclamé par les seigneurs francs à Senlis en juin 987. Et depuis Clovis, il y a une résidence de chasse construite à l'intérieur des remparts de la ville qui datent du 3e siècle. La cour du roi est itinérante et vient régulièrement s'installer dans cette résidence".
Pour faire construire l'abbaye, Anne choisit le site d'une ancienne chapelle dédiée à Saint-Vincent, le saint patron des vignerons. Il y avait en effet des vignes dans ce quartier de Senlis. "On n'a aucune idée de la durée de la construction, explique Marie-Pascale Hallo. On sait que l'église de l'abbaye a été consacrée en 1065. Mais ça ne veut pas dire que le reste de l'édifice était fini".
Quand les travaux sont lancés, Anne, qui vit à Senlis ou y vient souvent selon les versions, n'a que 35 ans. Elle construit un peu plus sa mythologie. "Il existe une légende selon laquelle le comte Raoul de Crépy est très amoureux de l'ancienne reine, raconte Marie-Pascale Hallo. Mais il est marié. Qu'à cela ne tienne, il répudie son épouse". Il aurait ensuite enlevé Anne alors qu'elle se promenait en forêt de Senlis. "Il est également possible qu'elle ait voulu volontairement échapper à la main mise de Baudouin de Flandre, avance la guide-conférencière. Y a-t-il eu mariage ou pas ? On n'en a pas la preuve. Mais la relation entre Anne et Raoul de Crépy est avérée. Elle alla même plaider la cause de Raoul devant le Pape quand il fut excommunié".
D'une abbaye prospère à un lycée privé
À partir de cette date, il n'est plus nulle part fait mention de la princesse d'Ukraine, même à propos de l'abbaye Saint-Vincent de Senlis. Confiée à l'ordre de Saint-Augustin, elle est très prospère : les moines vivent en autonomie grâce au produit des terres du domaine notamment des vignes. La rivière toute proche, la Nonette, permet la construction de plusieurs moulins à eau. "Finalement, on a très très peu de documents sur la vie d'Anne de Kiev, avoue Marie-Pascale Hallo. On ne connaît pas l'année de sa mort. On ne sait même pas où elle est enterrée. Certains avancent qu'elle a fini sa vie dans un couvent. Mais ce couvent a été fondé bien après sa mort. On sait juste qu'elle serait morte un 5 septembre".
Un 5 septembre depuis la mort d'Anne de Kiev, entre 1075 et 1089, où les moines de l'abbaye de Saint-Vincent disent une messe en son nom. Une tradition qui perdura jusqu'en 1791 et l'avènement de la Révolution française. L'abbaye est alors supprimée et les moines partent. "Saint-Vincent va servir successivement d'hôpital, de caserne, de prison et va même abriter une manufacture de coton : la force hydraulique de la Nonette va permettre de faire tourner les machines", explique Marie-Pascale Hallo.
En 1826, la manufacture, ouverte en 1804, ferme. L'abbaye est alors laissée à l'abandon. En 1835, elle doit être détruite. Mais trois chanoines de Beauvais la rachètent et y installent un institut d'enseignement catholique pour garçons l'année suivante. En 1869, l'établissement est confié à la congrégation des pères Maristes. "Ce sont des pères enseignants. Ils seront à la tête de l'institution jusqu'en 1980. Après, la direction sera laïque. Mais il y a 15 ou 20 ans, j'ai connu des Maristes qui enseignaient encore à Saint-Vincent", précise Marie-Pascale Hallo.
Mais entre temps, il y aura la loi de séparation des Églises et de l'État en 1905. Les Maristes, comme toutes les congrégations religieuses, se voient confisquer leurs biens. L'abbaye de Saint-Vincent est sauvée parce que rachetée aux religieux par des anciens élèves constitués en Société civile immobilière, l'association des anciens élèves de Saint-Vincent étant toujours à ce jour propriétaire du site.
La Première Guerre mondiale voit l'installation d'un hôpital auxiliaire dans plusieurs salles de l'abbaye. Durant la Seconde Guerre mondiale, l'édifice abrite des baraquements pour les soldats.
En 1969, l'établissement devient mixte : "en fait, Saint-Vincent ne garde que son lycée et transfère son collège à l'Institution Anne-Marie Javouhey qui accueillait les filles. Et Anne-Marie Javouhey a transféré son lycée à Saint-Vincent".
Peu de traces d'Anne de Kiev
Depuis, les 800 élèves de Saint-Vincent à Senlis ont cours dans des salles classées monument historique. "De l'abbaye construite au 11e siècle, il ne reste qu'un pan de mur au nord-est de l'église, explique Marie-Pascale Hallo. Ce qui est encore en place aujourd'hui date en fait du 12e siècle. On ne sait pas ce qu'il s'est passé pour qu'il y ait eu une reconstruction. Le cloître et d'autres bâtiments ont été reconstruits au 17e siècle. Mais ils ont été reconstruits plus hauts que l'église, ce qui ne se fait pas. Donc on a surélevé les voûtes de l'église pour que tout soit au même niveau. Ça se voit bien à l'extérieur : on voit une différence de matériaux et de couleurs".
Au 19e siècle est installée la statue d'Anne de Kiev dans l'enceinte de l'établissement. C'est l'une des rares représentations, certes imaginée, de la princesse d'Ukraine. "Il y a une autre statue d'elle sur l'un des piliers gauches du pont Alexandre III construit en 1900", nous dit Marie-Pascale Hallo.
Quelques années plus tôt en 1843, les ouvriers d'un chantier de rénovation dans la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev découvrent par hasard une fresque datant du 11e siècle. On y voit quatre jeunes filles, celles de Iaroslav, la plus jeune étant probablement Anne de Kiev.
En juin 2005, alors que Senlis est jumelée depuis peu avec Petchersk, l'un des quartiers historiques de Kiev, la ville offre une statue en bronze de Anne de Kiev. "L'un des sculpteurs ukrainiens est venu à Senlis. C'est moi qui lui ai fait faire la visite de la ville, se souvient Marie-Pascale Hallo. Elle aurait dû se trouver dans le parc de l'abbaye mais finalement, la mairie a décidé de la mettre ailleurs. Le président ukrainien de l'époque (Viktor Youchtchenko, ndlr) est venu l'inaugurer". C'était le 22 juin 2005.
Car Senlis est connue partout en Ukraine où Anne de Kiev est vénérée. En 1998, un timbre à son effigie est édité par la poste ukrainienne : dans sa main droite, le spectre de reine de France, dans la gauche, l'abbaye Saint-Vincent.
En 2017, elle est même au centre d'une polémique diplomatique.
Revendiquée par trois pays
En visite officielle en France en mai 2017, Vladimir Poutine avait parlé par deux fois dans un discours à Versailles de "Anne de Russie" pour évoquer les liens anciens qui lient la France et la Russie, tentant de s’approprier l’héritage de l'épouse d'Henri 1er et reine des Francs. Dans une interview donnée au Figaro, il avait affirmé : "Il faut savoir que les relations entre la Russie et la France sont anciennes. Elles ont des racines encore plus profondes. Au 11e siècle, la fille cadette d’un des grands princes russes, Iaroslav le Sage, la princesse Anne, est venue en France pour devenir épouse du roi Henri 1er. C’est ainsi qu’on l’appelait Anne de Russie, reine de France. Son fils, Philippe 1er, est devenu fondateur de deux dynasties européennes : les Bourbons et les Valois..."
Les Ukrainiens avaient officiellement protesté. Au point qu'un mois plus tard, lors de la visite de Petro Porochenko, le président ukrainien de l'époque, Emmanuel Macron avait fait une discrète mise au point en répétant lors d'une conférence de presse qu"il y a entre nos deux pays une relation de long terme, une histoire. Vous irez la consacrer en allant tout à l’heure rendre hommage à Anne de Kiev, reine des Francs au XIe siècle, pour montrer à quel point cette histoire s’ancre dans les profondeurs du millénaire passé".
L'hommage en question, c'est à Senlis qu'il a eu lieu : "quand un dignitaire ukrainien vient en France, il passe obligatoirement à Senlis pour déposer une gerbe de fleurs aux pieds de la statue d'Anne de Kiev", confirme Marie-Pascale Hallo.
Qu'elle soit revendiquée par la Russie, l'Ukraine "et même la Biélorussie !", à Senlis, Anne de Kiev sera toujours princesse d'Ukraine, reine des Francs et fondatrice de l'abbaye Saint-Vincent.