Dans un livre-enquête, la journaliste Ixchel Delaporte retrace l'histoire d'un pensionnat catholique qui a perpétré maltraitances et abus sexuels pendant près des décennies. Mais à Liévin, pendant longtemps, personne n'a voulu regarder en face les "enfants martyrs de Riaumont."
Ce 18 février, 11 personnes étaient mises en examen par le parquet de Béthune, accusées de "viols", "agressions sexuelles" ou "maltraitances", sur des enfants de moins de 15 ans. Tous travaillaient dans un pensionnat catholique traditionnaliste, la communauté de la Sainte-Croix de Riaumont, qui entretient historiquement des liens étroits avec l'extrême-droite française.
Fondée en 1960 par Albert Revet, l'institution se consacre au "redressement" et à la rééducation d’enfants pauvres, venus surtout des corons du Nord. Le scandale n'éclate qu'en 2018, alors que la presse révèle les enquêtes en cours : plus de 50 ans d'abus continus, et d'impunité. Les premiers témoignages de sévices à l'encontre du père Revet précèdent même l'ouverture du pensionnat. "Albert Revet était un pédo-criminel, et quand on crée un lieu fermé où des enfants sont livrés à eux-mêmes, on a un lieu idéal pour abuser de ces enfants. On ne peut pas affirmer que c'était prévu, mais la réalité est qu'il a pu faire ce qu'il a voulu."
"Des sévices, on en a tous subis" : à Riaumont, le règne de la violence
Ixchel Delaporte est journaliste et autrice, elle publie ce 2 mars un livre : "Les enfants martyrs de Riaumont : enquête sur un pensionnat intégriste". L'ouvrage est issu de sa rencontre avec Bruno Raout, ancienne victime, qui a subi dans ce pensionnat des abus graves, et répétés. C'est en 2019, et Ixchel Delaporte écrit un autre livre sur Vincent Lambert, devenu malgré lui le visage du combat pour le droit à mourir dans la dignité. Elle découvre alors que Vincent Lambert a été abusé enfant, par le même homme que Bruno Raout, le père Philippe Peignot. En remontant la piste du prêtre pédophile, elle trouve donc sur sa route le pensionnat de Riaumont.
Une seule personne a déjà témoigné à visage découvert, c'est Bruno Raout. Au-delà de l'agression sexuelle qui lui a été infligée, il raconte un quotidien fait de souffrances.
"Des sévices ici, on en a tous subi, confie-t-il dans les premières pages du livre, alors qu'il revient sur le lieu de ses souffrances. J’ai été battu, frappé au visage.Tout était fait à la vue de tous. Lorsqu’on dérogeait à leurs règles, que l’on essayait de prendre la fuite, tout type de punition était attribué, comme être enfermé nu dans les douches, nous raser le crâne et laisser des cheveux représentant une croix. L’épuisement était permanent, quand on devait faire des travaux à la chapelle jusqu’à 4 heures du matin".
Ixchel Delaporte dénonce aujourd'hui des maltraitances organisées en un véritable système. "Les témoignages des anciens sont très durs. Au fur et à mesure des interviews, on voit revenir certains mots, certaines manières de procéder récurrentes dans les violences physiques et les violences sexuelles. Même cette éducation "à la dure", dans un mode idéologique et patriotique, plus proche de la légion étrangère que du scoutisme, c'est très frappant. La deuxième chose qui est très frappante, c'est l'abandon collectif de ces enfants par les pouvoirs publics. Il y a eu des alertes."
Autour de Riaumont, les jeux de pouvoir des élites locales
En préambule du livre, une lettre écrite dans une calligraphie enfantine, assez concise. Première phrase : "Chère maman, juste en revenant à Riaumont, à peine rentré, on me frappe avec une lanière de cuir de martinet". En plus de leurs parents, les enfants tentent d'alerter les forces de l'ordre qui les récupèrent en pleine fugue, leurs instituteurs, ou la DDASS.
Mais Albert Revet est une personnalité respectée à Liévin, avec des alliés puissants. "Dans un article de Nord Matin, quotidien régional de gauche distribué dans le bassin minier, on constate le haut niveau d’influence et la force de frappe de l’abbé Revet localement. Sur une grande photo, on reconnaît au centre le maire socialiste de Liévin Henri Darras, le sous-préfet Souvraz à sa droite et le père Revet à sa gauche. Le sous-préfet se félicite de l’obtention d’une "substantielle subvention" pour le Foyer, donnée par le conseil général" retrace Ixchel Delaporte dans son livre.
Bruno Raout en parle lui aussi, avec une très légitime amertume : "Si vous saviez le nombre de familles d’aristocrates et de riches entrepreneurs de la région que j’ai vues passer tous les dimanches à la messe à Liévin. Nous les enfants pauvres du Nord, nous étions une jolie petite vitrine charitable, nous étions leurs pauvres. Ils se sont servis de nous pour faire prospérer leurs intérêts."
Le nom d'André Dupon a notamment émergé de ces témoignages. Dans les années 70, il est chef de la chorale à Riaumont. Aujourd'hui, il est connu à Lille comme le directeur de vitamine T, une association d'insertion sociale et professionnelle. Il nie catégoriquement les accusations portées à son encontre, et dit avoir été "sous l'emprise du modèle éducatif" du pensionnat intégriste.
"Ils salissent la mémoire de votre enfance" : ceux qui parlent mis au ban
L'impunité autour du pensionnat catholique de Riaumont n'est pas sans faire écho au rapport de la commission indépendante contre les abus sexuels dans l'Eglise, dit "rapport Sauvé", paru en octobre 2021. Dans le document, les membres de la commission d'enquête reviennent en détails sur l'omerta autour de ces graves violences, et fustigent une institution qui "a très longtemps entendu d’abord se protéger (...) et a manifesté une indifférence complète et même cruelle à l’égard des personnes ayant subi des agressions". L'influence qu'exerce l'Eglise sur les cours de Justice, et sur l'opinion populaire, est clairement établie.
Des marqueurs que l'on retrouve dans le récit des victimes qui ont accepté de témoigner : chez les anciens de Riaumont, ils sont considérés comme des "traîtres". Parmi leurs ex-camarades, certains se sentent en effet redevables pour l'éducation reçue au pensionnat. Voici ce que poste le prêtre Hervé Tambourin, dans un groupe Facebook privé : "Il est inévitable que certains aient plus ou moins bien ou mal vécu les contraintes de Riaumont à leur époque, mais un regard objectif remarquera le taux extraordinairement élevé de retours positifs surtout pour une maison telle que la nôtre. (...) Reste ceux qui en souffrent, [ils] ont droit à notre bienveillance même s’ils accusent et salissent la mémoire de votre enfance."
Certaines victimes entendues par les enquêteurs ont reconnu des violences et agressions sexuelles, mais ont refusé de déposer plainte, de peur de se couper de leur entourage. Les mis en examen, eux, exercent toujours, en attendant que Justice soit rendue. En décembre 2021, le parquet de Lille a reçu une nouvelle plainte, et d'autres devraient suivre.
"Le nombre de mis en examen est faible par rapport au nombre d'abus qu'il y a eu en réalité, ça c'est une évidence". Ixchel Delaporte espère que son livre pourra contribuer à une libération de la parole, et à une prise de conscience des institutions judiciaires. Le dossier d'enquête est arrivé dans les bureaux du parquet de Béthune.
Les enfants martyrs de Riaumont : enquête sur un pensionnat intégriste, éditions Rouergue, 22€.