Élu dans la Somme, le journaliste et documentariste a réalisé une campagne hors-norme pour l'emporter et déjouer les pronostics. Quitte à jouer avec le feu.
Lundi 5 juin, au QG de campagne de François Ruffin, on est face à un sérieux dilemme. La campagne officielle s'arrête le samedi, veille de scrutin. Sauf que le code électoral ne permet pas tout. Pas de tract, pas de voitures recouvertes d'affiches dans les rues, pas de médias. Le code impose un silence électoral de 24 heures.
"Mais, comment on fait campagne si on n'a pas le droit ?", répète François Ruffin. Pendant près d'une heure, les équipes vont lire et relire les textes pour arriver à cette conclusion : leur programme de campagne est à revoir, ils ne feront rien le samedi.
"Comment on fait campagne si on n'a pas le droit ?" Cette question va continuer à les hanter. Et ils vont finir par trouver les failles.
Jusqu'à la 96e minute du match
18 juin, à Flixecourt. Bureau après bureau, les résultats tombent. Et ils sont bons. L'impossible sera fait. François Ruffin devance le macroniste Nicolas Dumont de 4000 voix. Après une déambulation qui le mènera devant la mairie de Flixecourt, le fraîchement élu prend la parole : "On était hier à Domart-en-Ponthieu" La foule répond : "À Abbeville ! Saint-Ouen ! Ailly-sur-Somme..." Bref, ils étaient partout.
Se montrer n'a en soi rien de répréhensible. Tous les candidats le font. Quelques sourires à une exposition, une kermesse, des mains serrées au marché, discrètement. Guère plus. Ils le savent, le code électoral est strict, et la peine est claire : l’annulation de l’élection. Mais qu'ont fait les soutiens de Picardie Debout exactement ? La réponse, on la trouve quelques heures plus tôt.
À ce moment-là, François Ruffin n'est pas encore élu. Il attend les résultats que ces relais lui font remonter doucement. Et ils sont bons. "On a L'Étoile... 94 voix pour Dumont... 242 voix pour Ruffin... ... C'est grâce au porte-à-porte d'hier. On a couvert tout le bled."
Quelques instants plus tard. "Vallée Saint Ladre. 317 Ruffin... 222 Dumont". Son équipe de campagne exulte : "c'est la manif' d'hier soir, ça". Ces instants, vous pouvez les voir ici.
Du porte-à-porte, des manifestations de soutien à la veille d'une élection. Et pas qu’un peu. Dans sept communes au moins. Le clan Dumont, adversaire du second tour, le sait. Au moins en partie, on lui a rapporté des déambulations musicales dans des quartiers d'Abbeville. Mais l'écart de voix est tel qu'un recours ferait, au mieux, passer le candidat LREM pour un mauvais perdant.
Les deux correspondent à un acte de propagande interdits. Il y a poursuite électorale.
Cependant, en ont-ils vraiment le droit ? Contactés par notre rédaction, les juristes et rares avocats spécialisés en droit électoral nous répondront en chœur : "Les deux correspondent à un acte de propagande interdits. Il y a poursuite électorale."
Et pourtant. La communication du néo-député répond : "Ça a été vu avec notre avocat et la préfecture et c'est autorisé." Confirmation de la préfecture, puis du ministère de l'Intérieur. Le samedi, vous pouvez à l’envi frapper à 2000 portes et dire de voter pour la bonne personne. À une seule condition : ne pas délivrer de tract. Et ne pas dévoiler d’éléments nouveaux sur votre adversaire.
Le tractage de poèmes
À se demander pourquoi les autres ne le font pas… Tout simplement, parce que c’est risqué. À la place des tracts, les dizaines de colporteurs du samedi estampillés "Picardie Debout" assurent avoir distribué... des poèmes.
Une semaine après l'élection, nous sommes retournés à l'Étoile, le "bled" couvert par les équipes de Ruffin. On se souvient bien du passage éclair et du porte-à-porte, rue du Moulin bleu. "Ah oui, celui qui disait qu’il était l’anti-Macron", s’éclaire un retraité habitant la rue. La formule a dû faire mouche, elle reviendra plusieurs fois dans les mémoires.
En revanche, tract ou pas tract, poèmes ou pas ? Visiblement, les vers de Ruffin n'ont pas dû plaire au point de les retenir. La prose électorale, en revanche... Cet habitant, lui, s'en souvient bien.
"Moi, je suis pas un politicien professionnel"
La déclaration est aussi sincère qu’elle est fausse. Au cours de ces trois longs mois de campagne, le rédacteur en chef de Fakir aura marqué les esprits. Une hyper-campagne, millimétrée par les membres de Fakir, par des élus de la gauche - au sens large - et parfaitement exécutée par des dizaines de petites mains, fréquemment venues d’ailleurs en renfort.
Voyante, bruyante, animée, la campagne est réussie. Si l’impact médiatique n’est pas négligeable, c’est sur le terrain que les voix se repêchent, une à une, porte après porte. Même ses concurrents finissent par être bluffés. Et agacés.
Le premier à dégainer, naturellement, c’est le candidat d’En Marche. "Je ne sais pas si vous avez les gens, mais vous avez l’argent", Nicolas Dumont revisite le slogan de Ruffin sur le plateau de France 3 Picardie. En plein débat, Nicolas Dumont attaque sur les comptes de campagne. Car, tous les événements organisés sur la circonscription, et en dehors, électoralement, ça peut être payant. Economiquement, à coups sûrs, ça coûte cher. Pas déstabilisé, François Ruffin s’engage à publier ses comptes.
La réponse se veut nette et cinglante. Dans les autres partis, surtout ceux éliminés, elle fait jaser. Dans le camp socialiste, par exemple. Si on l'a joué beau perdant au soir du premier tour en appelant à voter Ruffin, c’est peu de dire que l’enthousiasme est vite retombé avant le second tour : "ça va être redoutable les comptes de campagne. La vérification se fera en novembre, ils ont intérêt à cacher ça."
A cacher quoi ? "Ça risque de bloquer sur les 50% de dons déclarés, alors que tu n’as le droit qu’à 20%, explique l’entourage de la candidate socialiste. C’est Pascale Boistard qui a dû leur expliquer qu’il y aurait un souci sur leurs comptes."
Vérifications faites, il s’agit de 20% en espèces, selon la Commission des comptes de campagne. Mais deuxième vérification faite au QG du candidat de la gauche, ça a été une grande séquence du retour à l’envoyeur. Tous azimuts, la mandataire financière a dû renvoyer des espèces "de vraiment partout en France", pour demander en contrepartie un chèque, en bonne et due forme, et là accepté.
En Marche fait les comptes
Cette question du financement aura taraudé les équipes d’En Marche dans la Somme. Au soir du premier tour, Barbara Pompili, alors en ballotage favorable dans la deuxième circonscription de la Somme s’en émouvait. "Vous ne pouvez pas organiser un concert avec Tryo, imprimer des tracts de seize pages, faire campagne pendant des mois, sans que cela déborde le plafond des dépenses."
La communication de Dumont : "S'ils dépassent les 70 000 euros, ça va être compliqué au moment de l’examen des comptes. Ça peut aller jusqu’à l’inéligibilité, mais nous, on n’a pas la main là-dessus."
Surtout, il y a une ligne qui va intriguer dans les QG : "DVD Merci Patron ! : 750 euros". Non, François Ruffin n’a pas prévu d’ouvrir de vidéothèque.
Merci Patron ?
Dans ce fabuleux mélange des parcours, rédacteur-en-chef de Fakir qui a réalisé un film et qui fait campagne, François Ruffin aura joué à fond sur l’aura procurée par "Merci Patron !". Il aurait eu tort de s’en priver.
Pas de grands discours, la salle se remplit doucement. "Je n’ai rien de spécial à vous dire, on va d’abord regarder un film", avait pris l’habitude d’annoncer François Ruffin. Après la projection, c’est là que se concluait l’opération séduction.
En passe d’être le film le plus projeté de l’histoire en Picardie, "Merci Patron !" est peut-être aussi le plus distribué. Car ces DVD inclus dans les comptes de campagne ont été distribués.
De gauche à droite, la méthode est revenue jusqu’aux oreilles des opposants. "Ils ont trouvé la parade, s’amuserait presque un élu du centre. Pour s’éviter une accusation d’achat d’électeurs, les militants précisaient qu’ils prêtaient le DVD, pas qu’ils le donnaient. C’est un adhérent démarché qui nous a alertés." Dans l’équipe Boistard, une pointe d’ironie : "c’est moderne et activiste, ils ont trouvé l’astuce… mais c’est limite. Comme la nourriture distribuée gratuitement…"
Décidément, rien ne sera épargné aux méthodes de François Ruffin. Là, il s’agit du food-truck revisité à la sauce picarde. Des agapes offertes par exemple lors de débat-projection du film "Merci Patron !". De là à parler d’achats de vote, ce serait vraiment pousser le sandwich un peu trop loin.
"Ils veulent salir notre victoire"
Dans son premier bulletin d’élu version YouTube, Ruffin donne le ton : "Les autres, ils ont pas l’habitude de perdre […] il faut qu’ils te salissent ta victoire." C’est peu de dire que les crispations générées ailleurs par cette surprise électorale ont provoqué des sorties et des invectives. Des remarques distillées sur les réseaux sociaux, ou dans les rédactions.
Au bout du compte (de campagne), François Ruffin a-t-il triché pour devenir député ? C’est peu probable. Des tracts la veille du scrutin ? Peut-être, à la marge. Des achats de votes à coups de DVD. C’est léger.
Reste l’impression qu’en lisant entre les lignes du code électoral, en exploitant les failles du système, le candidat aura repoussé les limites jusqu’au bout et jusqu’aux confins de la légalité, pour imposer sa marque de "l’anti-Macron", poussé par des militants déterminés, nombreux. Au final, une forme inédite, riche et très professionnelle d’aborder une campagne.
Que risque François Ruffin ?
Rien, ou presque. Comme le rappelle Jean-Marc Quennehen, avocat amiénois, spécialisé en droit électoral, "C'est au demandeur de prouver point par point dans quelle mesure il y a eu un impact électoral. Et les juges sont tatillons, ils sortent les calculettes. Dans les faits, cela a peu de chances d’aboutir".
Il faudrait qu’un requérant prouve que des tracts ou des éléments polémiques ont été tenus dans les sept endroits, au moins, où les équipes de Ruffin étaient la veille du scrutin. C’est impossible sur le papier.
Et si d’aventure, le plaignant y parvenait, selon nos calculs, entre les premier et second tour, le candidat de la gauche réunie aura engrangé un surplus de 3067 voix dans les lieux concernés. C'est beaucoup. Mais, encore loin des plus de 4000 voix qui le séparaient de son opposant d'En Marche.
Un opposant, complétement éteint par sa défaite. Si la possibilité d’un recours a été rapidement évoquée par ses proches, Nicolas Dumont, d’emblée, s’est résigné à laisser filer le délai de 10 jours pour intenter un recours. "4000 voix d’écart ? Qu’est-ce que vous voulez faire ? La démocratie a parlé."