Pour les femmes, la plus large "minorité" du monde, les réseaux sociaux sont devenus un lieu de lutte. Plus important encore : dans ces espaces débarrassés du regard des hommes, c'est le triomphe de la sororité après l'ère de la concurrence.
"Les images qu'on peut avoir à voir sont violentes, ça peut être dur de s'y exposer. On en a fait les frais quand on s'est lancées sur le terrain, on n'avait pas réfléchi aux conséquences et on a vu les effets que ça avait sur nous. On a appris à se protéger avec l'expérience." Juliette Bories fait partie de celles qui avancent, lumière au front, dans les plus grandes noirceurs d'internet.
Elle est membre de l'association Stop Fisha, montée en 2020, qui lutte contre la publications de photos ou vidéos intimes volées voire prises sous la contrainte, et contre de nombreuses autre formes de cybersexisme. Veille sur les groupes responsables de ces actes délictueux, accueil des victimes, conseils juridiques... Ce groupe est essentiellement composé de jeunes femmes, dont la ténacité et la détermination forcent l'admiration.
"Ce qui nous tient, c'est aussi qu'on sait pourquoi on fait ça : pour toutes les personnes qui ont besoin d'aide. On est extrêmement remerciées et même si on n'arrive pas toujours à supprimer le compte, ou s'il revient, venir en aide à quelqu'un, ça fait du bien. Ça nous donne envie d'être solides pour ces personnes-là" poursuit gravement la militante, qui sait pouvoir compte sur le soutien des autres membres de l'association.
Comme elles, beaucoup d'autre femmes ont fait d'internet un lieu de contre-attaque, d'éducation, de prévention, et surtout de solidarité. Donner des astuces pour ne pas être victime d'un verre drogué au GHB, apporter son soutien à une femme qui témoigne de violences, éduquer les autres sur leurs propres biais racistes ou validistes, adopter des stratégies de défense au travail... Peu à peu, la sororité est devenue légion sur internet.
Les réseaux sociaux à l'heure de l'entraide
"Ce qu'on observe, c'est que la structure du réseau social permet à des personnes qui étaient dans une silenciation, exclus de la parole publique et de l'action citoyenne, de se reconnaître, d'identifier qu'ils avaient un problème commun, de prendre la parole et d'organiser des solidarités. Parmi ces minorités, il y a celle des femmes, qui est particulière puisqu'en fait elle est presque une majorité" décrypte Cécile Varin, ancienne journaliste et spécialiste des usages citoyens des réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux sont un espace ouvert à tous, gratuit, sans conditions d'entrée et où les femmes peuvent créer des espaces d'échange où le regard des hommes n'entre pas. Un idéal difficile à transposer dans le monde physique. "C'est plus simple de créer des espaces en non-mixité sur le net, constate Juliette Bories. Ils sont très importants, et on ne nous laisse pas les avoir en physique, alors on les prend sur le numérique. On n'a plus ces intermédiaires, devoir passer par le regard masculin. Je pense que ça a aidé au développement d'une sororité numérique."
"La période le permet aussi, depuis MeToo, il s'est passé plein de choses et les femmes se permettent davantage d'investir cette solidarité" estime de son côté Elodie Crépel, professionnelle spécialiste du Haut Potentiel Intellectuel (HPI) et du Haut Potentiel Emotionnel (HPE). Sur son compte Instagram aux 41 000 abonnés, elle informe au quotidien sur les spécificités des neuroatypies chez les femmes. "Le sexisme impacte et imprègne énormément les atypies, qu'on le veuille ou non. On se rend compte par exemple que les femmes surdouées ont tendance à utiliser leur intelligence pour cacher leur intelligence. Enfants, elles sont beaucoup moins testées que les petits garçons, alors même qu'on a déterminé que l'atypie n'est pas genrée, mais on les détecte moins" explique-t-elle.
"Un mélange entre le cabinet et la bibliothèque" : internet, un lieu d'échange unique
"Les femmes se sont rendues compte par la culture et la diffusion de l'information orchestrée sur les réseaux par les groupes féministes, qu'elles n'étaient pas des citoyennes comme les autres, décrypte Cécile Varin. Cette conscience est en train de se développer, et sort des groupes militants classiques, qui étaient tout de même réservés à une certaine "élite" intellectuelle, militante, géographique et de classe sociale."
Pour preuve : la montée des luttes dites intersectionnelles (à la croisée de plusieurs discriminations). Les femmes appartenant à la communauté LGBT, les femmes noires, les femmes grosses, mènent un travail particulièrement important. Le compte Décolonisons le Féminisme, par exemple, est suivi par plus de 17 000 personnes. Lexie, du compte Agressively Trans, compte plus de 74 000 followers.
Voir cette publication sur Instagram
"On va partager de la socialisation mais aussi de l'information, c'est un mélange entre le cabinet et la bibliothèque, et c'est intéressant" analyse notre experte.
Entre femmes, la fin de la concurrence
Pour Cécile Varin, les réseaux sociaux ont grandement participé à redéfinir le paradigme des relations entre femmes, à l'échelle mondiale, sur le mode de la solidarité. "Je suis une génération qui a vécu une culture de la concurrence et de la compétition. La mise en concurrence des femmes a été un outil très bien utilisé par les propriétaires du pouvoir, c'est-à-dire les hommes. Elle est très liée aux enjeux de pouvoir et de sexualisation : on a expliqué aux femmes que les hommes avaient le choix et qu'il existait un enjeu d'image. Je vois aujourd'hui que l'on en sort" note-t-elle.
Les femmes prêtes à en sacrifier d'autres pour briller aux yeux des hommes ont même gagné un surnom peu flatteur : les "pick me" ("choisis-moi", en Anglais). Et même ce trait d'adversité est remis en question, car il est aussi utilisé par les hommes pour ridiculiser et délégitimer des femmes pratiquant des loisirs perçus comme traditionnellement masculin. Plutôt s'éduquer que se tirer dans le dos, voilà la nouvelle règle d'or.
"Les femmes se sont rendues compte que cette concurrence n'était pas forcément de leur fait, de leur choix, et qu'elles pouvaient en sortir. Plus globalement, les femmes se rendent compte qu'elles peuvent sortir de tous les critères qui construisaient leur vie pour les redéfinir, refaire des choix. Et la sororité, ça marche" conclut la spécialiste des réseaux sociaux.
"Cette levée de la conscience féminine peut représenter une menace"
Pourtant, mener cette guerre des consciences n'est pas de tout repos. "Forcément, ça ne devrait pas être à nous de faire ça, regrette Juliette Bories, la militante contre le cybersexisme. En attendant que les choses se fassent, on essaie d'assurer le mieux possible. On aimerait qu'il y ait plus de réactions des pouvoirs publics.
On est une association, on n'a pas la main sur ces plateformes autant qu'on le voudrait, on a appris sur le terrain. On essaie d'apporter d'abord un peu d'humanité, un peu de soutien. Mais ça peut être lourd, ça peut être violent."
"J’ai connu le cyber-harcèlement auparavant, ça a été très douloureux pour moi, je me suis demandée si j’allais continuer, témoigne de son côté Elodie Crépel. Sur mon compte, je suis restée sur une ligne très très pro, parce que je vois les répercussions que cela peut avoir de poster des choses personnes. On dit qu'il y a les réseaux sociaux et le monde réel, je ne suis pas forcément d'accord. On utilise tellement les réseaux sociaux, c'est notre réalité aussi et on peut être très affecté."
Mais pour Cécile Varin, c'est bien ce "monde réel" qui résiste aux éveils numériques des femmes. "Les têtes de pont de mouvements sociaux en train de se structurer, les leaders sont attaquées de manière systématique et très violente. On peut parler d'Alice Coffin, de Caroline De Haas, de Sandrine Rousseau récemment. Elles reçoivent des attaques en règle, qui sont organisées, très structurées. Quand ces groupes essaient de passer à l'action politique, pardonnez-moi l'expression, mais elles se font défoncer. Et de manière systématique. On le voit avec les femmes noires qui essaient de passer en plateau, sur ces agoras publiques. Les résistances et leur organisation montrent que cette levée de la conscience féminine peut représenter une menace" souligne l'experte.
Les femmes peinent encore à s'emparer des lieux de pouvoir. Dans son état des lieux du sexisme en France, en 2020, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes dresse une liste des hautes fonctions qui n'ont à ce jour jamais été exercée par une femme. Chefferie d’état-major des armées, procureur de la République de Paris, présidence de l'INSEE, gouverneure de la banque de France ou encore présidente de l'Assemblée Nationale. Le patriarcat tient encore à ses chasses gardées.
Mais pour Cécile Varin, il n'y aura pas de retour en arrière. "Le constat factuel d'une société qui a établi un patriarcat sur un le dos d'un projet démocratique égalitaire mensonger, personne ne peut le contester, et les femmes s'en emparent. Certaines portes s'ouvrent, les choses ont déjà commencé à changer."