Comptes "fisha" : comment un groupe de militantes lutte contre la diffusion de photos et vidéos intimes volées

Les adeptes du "slut-shaming" et du "revenge porn" unissent leurs forces à l'occasion du confinement et diffusent, devant des centaines de milliers de personnes, des contenus intimes volés. Anonymat levé, mineures exposées... Un groupe de militantes lutte par tous les moyens contre ce phénomène.

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"On a déjà réussi à faire sauter plus de 200 comptes. En fait, on ne compte même plus. Ces comptes qui veulent mettre la pression sur une fille parce qu'elle est une "pute", on les connaît" soupire Shanley, 21 ans, étudiante en sciences politiques.

Depuis le début du confinement, le nombre de groupes "fisha", qui affichent sur les réseaux sociaux les photos et vidéos intimes de jeunes filles sans leur consentement, a explosé. Plus de temps pour les harceleurs, plus de monde devant les écrans... Ces violences, à la croisée du "revenge porn"1 et du "slut-shaming"2, sont désormais légion.

1 Revenge porn : fait d'utiliser des contenus intimes d'une personne pour lui faire du tort. Ces publications proviennent souvent de conjoints ou ex-conjoints.
2 Slut-shaming : fait de rabaisser ou humilier une femme à cause de son comportement sexuel, en la ramenant à la figure de la "pute"

"On essaie d'être actifs 24/24"


Ils ne sont heureusement pas sans adversaires sur le vaste champ de bataille du net. Pour répondre à la crise, une vingtaine de jeunes femmes a mis en place le mouvement "Stop Fisha".

"Certaines sont plus actives la nuit, d'autres le jour, ce qui fait qu'il y a une certaine fluidité. Ca nous prend énormément de temps. Parfois, on reste debout jusque 4h30 du matin, parce qu'on sait qu'un compte va poster des photos ou des vidéos" illustre Shanley.

Hajar, 20 ans, étudiante en sociologie, estime qu'elle y passe "un bon 14h par jour. On essaie d'être actifs 24/24 car on reçoit des messages à toute heure de la journée". Le groupe collecte ensuite des preuves, principalement des captures d'écran des échanges sur les groupes, et entame un vaste travail d'alerte. "On signale sur toutes les plateformes à notre disposition. Pharos, Net Ecoutes (les services de protection de l'enfance), qui sont vraiment très efficaces. Il y a aussi la plateforme de signalement des violences sexistes et sexuelles, le tchat ouvert 24/24 et 7/7 de la gendarmerie" énumère Shanley.

Un travail épuisant, et parfois décourageant. "Dès qu'un compte saute, trois sont créés", constate la jeune femme. D'autant que faire sauter un compte, Net Ecoutes peut le faire en 15 minutes, si suffisamment de preuves sont apportées. Les victimes sont alors protégées, mais il devient impossible d'identifier les harceleurs.

"Du côté de Pharos, c'est l'opposé, explique Shanley. On signale un compte non pas pour qu'il saute, mais pour qu'il y a ait une enquête. Ça prend du temps, et le compte doit rester actif. Sauf que plus le temps passe, plus il y a de victimes, et c'est compliqué. On voudrait démasquer ces personnes, mais on veut aussi les empêcher de faire du mal."

Problème de moyens ? En 2018, Pharos a reçu quelque 163 000 signalements en ligne. Pour les traiter, ils sont à peine 27 agents. "Ce n'est clairement pas assez, estime l'étudiante. C'est tout le principe du militantisme. Si on milite, c'est parce que le système est défaillant, et là, on le voit."  

La plateforme Telegram, au coeur du problème


Si les harceleurs se réunissaient jusqu'à présent sur Snapchat, le groupe a réussi à les en déloger, grâce à leur vigilance et la réactivité du réseau social. "Depuis les alertes, Snapchat est entré dans un partenariat avec le ministère de Marlène Schiappa pour sensibiliser ses utilisateurs aux infractions que représentent le revenge porn et le cyber harcèlement. Par contre, en ce qui concerne Telegram, et malgré un nombre considérable de signalements, aucune réponse n'est donnée" s'inquiète Maître Rachel-Flore Pardo, une avocate qui oeuvre bénévolement auprès du groupe Stop Fisha.

Telegram promet à ses utilisateurs une protection de leurs données extrêmement rigoureuse, via un système de chiffrement très au point. Qui fait ausi le parfait terreau pour des activités illégales. "Le channel le plus important sur Telegram s'appelle "dossier" et il réunit plus de 240 000 personnes. Il est toujours ouvert, en fonctionnement, et la communauté ne cesse de grandir malgré les alertes. On sait que Telegram a pour philosophie de permettre une liberté quasi totale des échanges, et une protection des données. On parle quand même de contenus à caractère pédo-pornographiques !" Pointée du doigt pour avoir été utilisée par des groupes terroristes, Telegram avait déjà été exclue par Apple de son App-store, rendant impossible le téléchargement de l'application sur Iphone. En cause, la circulation de contenus pédopornographiques. "Dès que nous aurons mis en place les protections nécessaires, les applications seront de nouveau disponibles" avait alors promis le PDG, Pavel Durov.

Comme en 2018, de nombreuses mineures sont aujourd'hui concernées par l'exposition ultra-violente de leurs corps et leur intimité. La jeune fille qui a déposé plainte il y a deux semaines avec l'aide de Me Pardo est dans ce cas, et son identité a également été dévoilée. Une publicité que ces comptes Telegram n'assument pas vraiment, si on en juge les menaces reçues par Shanley.
 

"Il y a un gros compte qui a affiché une capture d'écran de mon propre compte, en disant que j'étais une "pute" et que je "disais des mythos". Ils ont fait un copier-coller d'un message, pour me harceler. Je l'ai reçu presque une centaine de fois en 20 minutes. J'ai fermé mon compte car mon téléphone commençait à buguer ! Mais j'ai bel et bien déposé plainte contre ces personnes" avertit la jeune femme.
 

Victimes honteuses et coupables fiers : "le patriarcat a si bien fait les choses"...


La figure de la "pute", la femme qu'on n'épouse pas, c'est l'obsession de ces groupes. "J'étais choquée de voir autant de violence gratuite envers des femmes, des filles, des jeunes filles. Déjà, c'est putophobe de tenir ce discours. On a encore ce tabou autour du corps de la femme, "une femme ne peut pas faire ça". C'est assez choquant" s'attriste Hajar.

Me Pardo, qui a pu avoir connaissance de nombreux échanges, abonde en ce sens. "On n'a pas le sentiment qu'ils se rendent compte de la gravité de leur action. Certains donnent même le sentiment que ce serait tout à fait justifié comme action, parce que ça montre à ces filles, qui ont osé envoyer des vidéos nues, qu'elles n'étaient pas dans le droit chemin. C'est une manière de punir." Pourtant, chaque personne qui partage ces contenus à caractère sexuel sans consentement risque jusqu'à deux ans d'emprisonnement, et 60 000 euros d'amende. Et semble oublier chaque fois un détail crucial. "Il ne faut pas oublier que, ces photos, elles ne les envoient pas à un mur ! rappelle Hajar. Elles les envoient à une personne qui derrière apprécie de les recevoir. Et qui ensuite malheureusement va déjouer leur confiance et les utiliser contre elles."

Souvent, ce sont d'ailleurs les conjoints qui poussent les jeunes filles à prendre ces photos et vidéos. Les hommes se retrouvent totalement exemptés de la vindicte populaire, même dans les cas les plus graves.
"L'autre jour, on est tombés sur un compte "fisha" qui a diffusé une vidéo de viol en réunion. Ça m'a fait péter un câble... C'était horrible. Une militante nous a dit : "Le patriarcat a si bien fait les choses que les violeurs peuvent partager leur crime à visage découvert, sous prétexte que c'est à la victime d'avoir honte". C'est exactement ce qu'il se passe. Les victimes se cachent et s'isolent, alors que ceux qui créent ces comptes s'affichent publiquement" raconte Shanley, écoeurée.
 

Des conséquences au long terme


Souvent jeunes, peu conscientes de leurs droits, les victimes se retrouvent encore plus isolées avec le confinement. "On m'avait posé la question de savoir si c'était lié à une culture en particulier : non. Aucune jeune femme, aucune adolescente, n'a envie de parler de ça à ses parents, clarifie l'avocate, Me Pardo. Celles qui font la démarche de faire appel à un avocat sont celles qui vont le mieux. Elles ont cette volonté de faire en sorte que ça s'arrête pour la prochaine victime, et se soucient que la honte change de camp. Elles, elles sont dans leur droit. Ceux qui diffusent ces vidéos ne le sont pas."
 
Pour ces femmes dont l'intimité a été violée, comme pour celles qui se sont mises à leur service, le chemin est long. "Quand on est victime d'une violence comme celle-là, ce n'est pas qu'on a mal sur le coup, et point. Ce sont des conséquences au long terme" avertit Shanley.

Le groupe Stop fisha a été approché par des psychologues, qui leur ont proposé leur aide. Après le confinement, Shanley pense elle-même passer par cette étape. "Psychologiquement, c'est violent. On a vu des scènes horribles, horribles. Ça va forcément nous laisser des séquelles. Certaines d'entre nous ne dorment plus la nuit. De mon côté, je pense qu'après le confinement, je vais commencer des rendez-vous avec une psy, pour essayer d'évacuer tout ce stress, toute cette violence..."

Mais leur combat, lui, n'est pas près de prendre une pause. "On reste fortes, motivées, parce qu'on est solidaires, et on ne lâchera pas. Après le confinement, il y aura toujours des victimes, et des conséquences. On ne compte pas en rester là" garantit la jeune femme.

Hajar affiche la même détermination. "On va montrer aux harceleurs qu'il y a des gens qui n'ont pas peur d'eux. Qu'ils ne seront pas libres de faire du mal sans conséquence."
 
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