"S'il ne restait qu'une urgence, ce serait celle-là" : comment la justice se mobilise contre les violences conjugales

"Huis-clos" forcés, moyens de signalement moins accessibles, besoin d'alléger la pression carcérale... Pendant le confinement, que fait la justice pour les femmes victimes de violences sexistes au sein de leur famille ? On vous explique. 

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En 2019, 149 femmes sont mortes victimes de la violence conjugale. C'est 29 de plus qu'en 2018, selon le décompte établi par le groupe féministe "Féminicides par compagnon ou ex"
 
Et 2019 a aussi été une haute année de lutte féministe. Le terme à l'origine militant de "féminicide" s'impose dans le débat public et le langage courant. Le 23 novembre, la marche contre les violences sexistes et sexuelles rassemble au moins 49 000 personnes à Paris. Politiques et magistrats se saisissent de la question.

A l'heure du confinement, alors que victimes et auteurs de violences se retrouvent face-à-face, que reste-t-il de cette mobilisation naissante ?

France 3 Centre-Val de Loire a interrogé les procureurs d'Eure-et-Loir, du Loiret, du Loir-et-Cher et d'Indre-et-Loire pour savoir comment la justice, au coeur de la crise sanitaire, gère ces dossiers nombreux et particulièrement délicats.
 

Le nombre de signalements pour violences conjugales a-t-il évolué depuis le confinement ?


"Au début d'une confinement, on a remarqué une baisse assez importante, très peu de faits de violences intrafamiliales. On a eu une affaire tous les deux ou trois jours, alors qu'on en avait plutôt deux ou trois par jour", note le procureur de la République d'Orléans, Nicolas Bessonne.

Une baisse "sensible" qui a suivi celle de l'ensemble des faits de délinquance. "A titre personnel, j'imagine qu'il y a eu un état de sidération. Moins de vols, d'outrages, de violences... Tout le monde était un peu plus calme, semble-t-il".

Mais, depuis le 30 mars, ce chiffre est reparti à la hausse. "Il y a un frémissement qui nous inquiète, sur lequel on reste très attentifs. Est-ce que le fait de rester confiné exacerbe les tensions ? Je ne peux pas l'affirmer, je ne suis pas sociologue, mais là, on a quelques affaires", convient le magistrat. A Chartres, tableau inverse. "C'est pour moi le seul domaine où la délinquance est restée à son niveau d'avant le confinement, constate le procureur Rémi Coutin. Un indicateur fiable peut être le nombre de garde-à-vues pour de tels faits. On en a eu 22 en janvier, 27 en février, et 31 en mars. On ne fait pas ici la distinction avant/après le confinement, mais il faut mettre ça en rapport avec le fait que tous les autres domaines de la délinquance connaissent une baisse énorme voire une disparition totale."

A Blois, les données relevées par le procureur Frédéric Chevalier permettent de constater une moyenne d'une vingtaine de signalements par semaine depuis le début du confinement, contre une quinzaine auparavant.

A Tours, on constate plutôt une légère baisse, qui ne trompe pas le procureur Grégoire Dulin. "Ça ne veut pas dire qu'il y a moins de faits, c'est peut-être également qu'il y a moins de femmes qui, dans cette période de confinement, osent ou ont la possibilité d'aller déposer plainte", estime le magistrat.
 

Comment les victimes font-elles pour se signaler ?


"Pour nous, les victimes potentielles ou habituelles de violences conjugales sont dans une situation de vulnérabilité et de danger sans doute plus grande qu'en temps normal. Elles-mêmes ne peuvent pas sortir aussi librement qu'auparavant, et elles sont soumises à une espèce de huis-clos très angoissant, puisque leur conjoint violent est aussi censé rester à domicile", reconnaît Rémi Coutin.

Pourtant, on l'assure dans les quatre départements, ce sont toujours les biais habituels qui fonctionnent le mieux. Les appels au 17 par la victime ou ses proches restent globalement majoritaires.

A Orléans, "on a eu aussi des gens assez responsables, une affaire qui est sortie grâce aux voisins qui ont avisé la police, je trouve cela assez bien. On a pu déférer pour abus de personnes, alors que la victime, qui n'est pas encore prête psychologiquement, a refusé d'être entendue et soignée", félicite Nicolas Bessone. Dans le Loir-et-Cher, le parquet a décidé d'anticiper sur de possibles drames. "Nos services de police et de gendarmerie ont repris attache avec des familles déjà connues, notamment pour des mains-courantes. Toutes les fiches de ces six derniers mois ont été reprises, là où on a senti des tensions dans le couple. On a repris contact, ça permet de rappeler à notre connaissance la présence de potentielles victimes", expose Frédéric Chevalier.

Tours, de son côté, peut toujours compter sur un réseau de signalement déjà développé et solide. "Les associations partenaires, l'hôpital, ou les médecins, ont un accès privilégié aux services de police et de gendarmerie, et peuvent déclencher la prise de rendez-vous auprès de ces services. La priorité est le recueil de la parole des femmes victimes de violences conjugales, et les forces de l'ordre sont informées rapidement de la situation grâce à ce réseau", atteste Grégoire Dulin.

Le 3919, ainsi que la plateforme en ligne de signalement des violences sexistes continuent de fonctionner. Enfin, tous les procureurs rappellent que, depuis le jeudi 26 mars, les victimes de violences peuvent se signaler en pharmacie. Une possibilité qui a déjà fait ses preuves dans d'autres régions.


Eloignement, emprisonnement... Que peut faire la Justice ?


Rémi Coutin, procureur de Chartres, l'admet sans peine, la Justice est prise entre deux feux. "On met le doigt sur une question centrale. L'ensemble des procureurs de France ont reçu des instructions pour tenter d'alléger la pression carcérale, en faisant sortir des détenus dont la situation paraissait le permettre (...) C'est vrai que si on nous demande dans le même temps d'être très vigilants sur les violences conjugales, une part de la réponse aux auteurs de violences, notamment des récidivistes, c'est de la prison ferme. On se retrouve avec deux objectifs un peu antagonistes."

Le magistrat rassure cependant : ces détenus libérés le sont sous conditions, et les coupables de violences conjugales sont particulièrement peu susceptibles de prendre le chemin de la sortie et donc du domicile.

Avec ce double objectif en tête, les auteurs des faits les moins graves font face à des mesures qualifiées de "pré-sentencielles". Ils ne sont pas envoyés en prison. "On peut déférer au parquet, où on leur remet une convocation pour une audience dans quelques mois. Mais d'ici-là, ils sont placés sous contrôle judiciaire et obligés de quitter le domicile conjugal, avec une interdiction d'entrer en contact avec la victime", illustre Rémi Coutin.

Pour lui, cependant, ces mesures de compromis ne sont pas devenues une règle générale. "Je tiens à faire passer ce message. Nous, magistrats, n'avons pas d'état d'âme à prononcer des peines de prison ferme à l'encore des personnes qui commettent les violences les plus graves, y compris avec mandat de dépôt", c'est-à-dire une conduite en prison à l'issue du procès, qui peut lui-même être tenu à l'issue de la garde-à-vue.

A Chartres, pour prendre en compte la situation exceptionnelle, les présentations au parquet suite à une garde-à-vue ont d'ailleurs augmenté. "Mon parquet applique une politique de défèrement même encore plus sévère que d'habitude". Ses confrères de Blois, Tours et Orléans appliquent la même ligne directrice : on ne faiblit pas, on ne néglige pas. "S'il ne devait rester qu'une urgence à traiter, ce serait celle-là, ça c'est clair", tranche Frédéric Chevalier, à Blois. Selon lui, le confinement facilite au moins une chose : l'application des mesures d'éloignement. "Les personnes n'étant pas censées circuler, on peut être à peu près sûrs que c'est respecté". 

"Il n'y a pas de difficultés pour écarter le conjoint violent du domicile,
confirme Grégoire Dulin, procureur de Tours. Soit la personne a un hébergement et c'est celui-là qu'on privilégie, soit on fait appel à l'association Entraide et Solidarité, et on fait jouer un dispositif qu'on a mis en place qui permet d'accueillir pendant quelques jours l'homme auteur de violences conjugales".

Aux femmes victimes, la Justice le dit : elle reste attentive.
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