Né à Amiens, Germaine Dulac est une pionnière du cinéma d'avant-garde des années 20. Réalisatrice, théoricienne, elle a défendu toute sa vie le cinéma comme un art capable de changer notre regard sur le monde. Homosexuelle engagée, elle fut également une grande militante féministe et socialiste.
Elle fut journaliste, écrivaine, cinéaste, théoricienne, philosophe, militante féministe, militante politique, directrice des actualités chez Gaumont, documentariste... La liste est longue tant la carrière et l'œuvre de Germaine Dulac est dense. Les archives sur elles le prouvent. Prosper Hillairet, auteur du recueil Écrits sur le cinéma Germaine Dulac (1919-1937) paru en 1995, s'y est attelé pendant près de 10 ans. "Je me suis lancé dans une aventure qui a duré plus de temps que prévu, sourit-il. Il y avait beaucoup de matière. Il fallait tout lire pour repérer quelque chose d'original parce qu'elle se répétait beaucoup. Et le recueil n'est qu'une sélection !"
Un travail indispensable d'archivage, de déchiffrage et de recherches nécessaire pour comprendre qui était cette femme, la première réalisatrice théoricienne du cinéma, précurseure sur bien des domaines, dont l'œuvre et la personnalité ont été quelque peu oubliées au fil du temps.
La photographie comme première passion
Tout débuta à Amiens. Germaine Dulac, née le 17 novembre 1882, habitait 16 rue Dufour dans une maison en brique qui existe toujours et sur laquelle a été apposée en 2006 une plaque commémorative qui mentionne la cinéaste.
C'est donc dans le quartier Henriville d'Amiens que Germaine Saisset-Schneider (de son nom de jeune fille), issue d'une famille bourgeoise, se passionna pour les arts et en particulier la photographie. De sa jeunesse, très peu d'écrits subsistent, mis à part celui-ci tiré du journal Ève paru le 31 août 1924. Germaine Dulac y décrit les prémices de sa passion pour la photographie. "Quand j'étais gosse, je passais mon temps à photographier tout ce que je voyais. Mes parents se sont d'abord désolés du caractère de cette étrange petite fille qui dédaignait jeux et gourmandises, tous les plaisirs, tous les penchants de son âge, pour obéir à cette idée fixe : photographier. J'aurais donné toutes les poupées du monde, tous les gâteaux et les bonbons, les plus belles robes, pour avoir un appareil photographique !"
Ce souhait se réalisa à l'âge de 10 ans, lors de l'achat de son premier appareil à la maison Gaumont. Nous sommes en 1892. L'occasion pour elle de "capter le mystère de la lumière et l'éclat du soleil, les ombres, les gestes, toute la vie enfin, dont l'expression m'enchantait déjà", décrit-elle.
Capter la vie, c'est bien ce à quoi Germaine Dulac se destine. Et la caméra sera pour elle, l'outil idéal. "Elle a vu dans le cinéma finalement le développement de la photographie, l'étape suivante. C'est la photographie que l'on anime", explique Valécien Bonnot-Gallucci, doctorant en histoire de l'art et cinéma à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur d'un court-métrage sur Germaine Dulac.
Du journalisme au cinéma d'avant-garde
Avant de passer à "l'étape suivante", Germaine Saisset-Schneider se marie avec Albert Dulac en 1905. Durant plusieurs années elle écrit dans le journal féministe La Française. Elle y dresse des portraits de femmes et réalise des critiques de théâtre. "Pour elle, ce travail de journaliste et critique théâtrale a été déterminant car beaucoup de ces femmes qu'elle interviewait sont devenues ensuite les héroïnes de ses films", révèle Tami Williams, professeure de cinéma à l'université de Wisconsin à Milwaukee, dans le film Les Archives de la mer, hommage à Germaine Dulac de Valécien Bonnot-Gallucci.
C'est en fréquentant l'actrice Stacia Napierkowska, avec qui elle aura une liaison, qu'elle s'intéresse au milieu cinématographique. En 1915, elle réalise son premier film Les sœurs ennemies qu'elle produit aussi. "Certes on n'y trouvait pas trace d'esthétique, mais un grand souci de la réalité. Faire vrai. Ainsi pouvait se résumer mon premier essai", détaille-t-elle dans la revue Cinémagazine de décembre 1933.
"Durant sa carrière jusqu'en 1939, elle va réaliser des projets cinématographiques de divers formats, des courts-métrages, des longs-métrages et des films de nature différentes : de la fiction, du documentaire, mais aussi des genres expérimentaux où elle va se livrer à la concrétisation de ses théories du cinéma", relate Valécien Bonnot-Gallucci.
Parmi les films les plus forts de sa filmographie : La fête espagnole (1919), d'après un scénario de Louis Delluc, considéré comme le premier film impressionniste, La Souriante Madame Beudet (1923), considéré comme le premier film féministe et La Coquille et Clergyman (1927), d'après un scénario d'Antonin Artaud, considéré comme le premier film surréaliste.
Ce dernier sera d'ailleurs son film le plus détesté à l'époque car accusé d'avoir trahi la pensée du poète Antonin Artaud. "Le soir de la projection du film en février 1928, le groupe surréaliste ami d'Artaud est venu pour chahuter la projection et insulter Dulac, raconte Prosper Hillairet. Ce sera très violent, il y aura des coups de poings qui seront échangés. La projection sera arrêtée et elle reprendra quelques mois plus tard. Pendant des années ce film aura une mauvaise presse. Il a eu ensuite une réhabilitation : premièrement parce que c'est un très beau film et puis deux ans avant Le chien andalou de Buñuel et Dali, c'est quand même Dulac qui réalise le premier film surréaliste de l'histoire du cinéma."
La défense du cinéma comme l'art du mouvement
Au-delà de ses fonctions de réalisatrice, Germaine Dulac va s'attacher à théoriser le cinéma, qu'elle développera dans ses écrits et ses conférences. Dans les années 20, la cinéaste appartient au mouvement que l'on nomme le cinéma d'avant-garde, avec notamment Abel Gance, Jean Epstein, Louis Delluc, Marcel L'Herbier.
"Toute cette génération à laquelle elle a appartenu dans les années 20, voulait se révolter contre le cinéma qui était devenu classique, très théâtral, très littéraire. Ils veulent défendre un cinéma de l'image qui n'est pas sous les contraintes de la littérature et du théâtre, explique Prosper Hillairet. La question que l'on se pose alors c'est pourquoi on a inventé le cinéma ? Si c'est pour faire de la littérature ou du théâtre ce n'est pas la peine. Donc qu'est-ce qu'il apporte de plus ? Et bien c'est l'image en mouvement, la mobilité."
Au moment où les adaptations de romans ou de pièces de théâtre priment, Germaine Dulac veut démontrer que le cinéma est un art autonome dont la singularité réside dans le mouvement. "Cette conception du cinéma comme art autonome va soutenir une revendication plus sociale et générale à cette époque : celle de consolider le cinéma comme art, défendre le film comme création artistique et défendre le statut de cinéaste mal considéré voire non considéré", éclaire Valécien Bonnot-Gallucci.
Le cinéma sera alors comparable à la musique : la musique visuelle, la musique du silence, des images. Le cinéma impressionniste accordera une grande part aux paysages, à la nature. Et Dulac parlera du cinéma comme "une sensation musicale par les yeux."
Cependant, le cinéma que défend Germaine Dulac n'est pas toujours celui qu'elle produit. "C'est intéressant parce qu'il y a une distance entre l'idéal qu'elle décrit dans ses textes et les films qu'elle fait parfois. Elle fera souvent des adaptations et des films narratifs, souligne Prosper Hillairet. C'est une chose qu'elle partage avec d'autres cinéastes. Ils sont anti-narratifs, mais ils savent bien que dans le système industriel tel qu'il est à l'époque et tel qu'il est encore aujourd'hui, il faut faire des concessions. Donc très souvent à l'intérieur de ces films narratifs, ils arrivaient à caser des séquences très visuelles, rythmées et abstraites."
À l'origine des premiers ciné-clubs pour toucher le grand public
Pour autant, il est vrai que ce cinéma-là paraît parfois aux yeux du grand public un peu trop élitiste. "L'opinion générale porte régulièrement des préjugés sur les artistes dit avant-gardistes, les dit très éloignés de l'histoire, en marge de la société, alors que ce n'est pas du tout le cas, Germaine Dulac s'incarnait dans l'histoire de son temps", affirme Valécien Bonnot-Gallucci.
Ainsi, la cinéaste aura toujours le souci d'intéresser le grand public tout en menant un véritable combat pour un cinéma visuel. "Dans ses conférences, elle dit souvent qu'elle pousse un cri pour que le public soutienne ce cinéma-là", relate Prosper Hillairet. Car Germaine Dulac est persuadée d'une chose : le cinéma a le pouvoir d'éveiller les consciences. "Elle parle de foi cinématographique, de croyance en un art et elle va montrer que cet art va avoir des effets qui vont dépasser le cadre d'une salle cinéma car il va agir sur notre éducation, sur notre société. C'est un moyen de réfléchir sur le monde", explique Valécien Bonnot-Gallucci.
Dès 1921, elle devient ainsi représentante et co-fondatrice des premiers grands ciné-clubs, puis par la suite présidente et co-fondatrice avec Robert Jarville (1929), de la Fédération française des ciné-clubs. "C'est toujours cette idée d'une voix pédagogique par le cinéma et dans le ciné-club. Il y a deux dimensions, c'est connaître le cinéma et connaître le monde par le cinéma. Cette idée de connaissance, tous ces cinéastes des années 20 la partagent", affirme Prosper Hillairet.
Ses combats féministes et politiques portés à l'écran
Éveiller les consciences et mener plusieurs combats de front. Tout au long de sa vie Germaine Dulac se battra pour défendre ses idées. Malgré son mariage avec Albert Dulac, dont elle divorcera en 1920, la cinéaste était ouvertement homosexuelle. Elle aura plusieurs liaisons notamment avec l'actrice Stacia de Napierkowska, Irène Hillel-Erlangeravec avec qui elle a fondé sa première troupe de théâtre et partagera sa vie avec la réalisatrice Marie-Anne Colson-Malleville. "Son homosexualité a eu un rôle décisif dans son œuvre, où le héros, le protagoniste masculin moderne, était souvent remplacé par une femme", analyse Tami Williams.
À travers ses œuvres cinématographiques, Germaine Dulac peut ainsi prolonger sa démarche féministe, offre aux femmes des rôles forts comme celui de La Souriante Madame Beudet, asphyxiée dans un mariage qui ne lui convient pas.
Elle mène aussi un combat politique. Elle s'encarte à la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière) en 1925, devient en 1932 la présidente de la section cinématographique du Conseil national et international des femmes au sein de la Société des Nations, puis dirige la section cinématographique de Mai '36, un "mouvement populaire d'art et culture", créé par le militant socialiste François Moch.
Et encore une fois, Germaine Dulac utilisera la caméra pour porter à l'écran ses convictions. "Elle réalisera un film, Le retour à la vie, qui met en scène par la voix d'une femme toute l'aspiration d'une jeunesse à vouloir créer et s'investir. C'est finalement une critique de l'inflation de 1930 à 1936 et qui voit l'avènement du socialiste comme le retour à l'espérance d'une jeunesse prisonnière du chômage", analyse Valécien Bonnot-Gallucci.
Avec l'arrivée du parlant, elle se tourne vers le cinéma d'actualité
Tout au long de sa carrière, Germaine Dulac mettra sa caméra au service d'un engagement philosophique, social mais aussi institutionnel.
Lorsque le cinéma devient parlant, une rupture se forme avec le cinéma qu'elle défend. "L'arrivée du parlant c'est le retour du théâtre, l'image est calquée sur la parole, elle redevient fixe. Certains n'arriveront pas à faire des grands films dans la période du parlant parce que c'est comme deux arts différents", explique Prosper Hillairet.
Germaine Dulac devient alors directrice et fondatrice du journal filmé hebdomadaire France-Actualités-Gaumont en 1932. "C'est finalement une autre manière de poursuivre son combat pour l'image, non pas l'image abstraite, esthétique, mais l'image du monde. Elle défendra alors le cinéma documentaire, scientifique et d'actualité. On n'est peut-être pas dans l'art, mais dans le compte-rendu dans l'image", poursuit l'auteur du recueil Écrits sur le cinéma Germaine Dulac (1919-1937).
Son dernier film sera d'ailleurs un film documentaire Le Cinéma au service de l'histoire (1935). "C'est un film de montage, d'images d'archives ou justement elle essaye d'exprimer une vision historique de la France et du monde au milieu des années 30", détaille Prosper Hillairet.
Ses nombreux brouillons et sa voix retrouvés dans les archives
Germaine Dulac meurt durant la guerre en 1942, emportée par une maladie. Alors qu'elle fut une cinéaste engagée très populaire, très connue, elle tomba petit à petit dans l'oubli. "Sûrement parce qu'on a gardé comme image d'elle celle qui avait trahi le poète Antonin Artaud avec le film La Coquille et le Clergyman", analyse Prosper Hillairet.
La cinéaste n'en demeure pas moins une grande artiste, philosophe, militante... Dont les innombrables brouillons dorment dans les archives du Fonds Germaine Dulac. Ceux grâce auxquels les historiens ont pu dresser le portrait de cette femme aux multiples facettes. "Il faut imaginer une femme qui avait une énergie folle, elle donnait des conférences par ci, écrivait des articles par-là, réalisant un film, au nord, au sud de la France, à l'étranger... C'était une théoricienne, mais aussi une grande écrivaine", souligne Prosper Hillairet.
À l'INA, demeure même une archive bien particulière, celle de sa voix, dont le ton est assuré et franc comme laisse supposer son caractère. "Il s'agit d'une réunion du comité de coordination du film "La Marseillaise" de Jean Renoir en 1938. C'est Radio France qui enregistre et diffuse cet extrait à l'époque, indique Valécien Bonnot-Gallucci. Elle remercie Jean Renoir qui grâce à son film permet au public d'être réuni pour le cinéma et par le cinéma, c'est ce qu'elle dit. Cette voix, c'est finalement une trace de vie, qui apparaît encore une fois pour défendre un cinéma militant de gauche."
Pour faire perdurer la mémoire de la cinéaste, dont les écrits et les théories raisonnent encore aujourd'hui, une rétrospective de ses œuvres aura lieu à la Cinémathèque française à Paris du 16 au 30 juin. Le programme sera dévoilé à partir de mi-mai.