La première fois que j’ai rencontré Jean-Muriel Berte c’était en mai 2011 pendant le festival de Cannes. Nous avions produit une série de cinq émissions consacrées aux Picards qui font vivre le festival. Jean-Muriel en faisait partie puisqu’il dirigeait le Théâtre de la Licorne qui diffusait les films en compétition pour le grand public. 11 ans après je le retrouve chez lui avec toujours la même énergie, la retraite en plus.
De la baie de Somme à celle de Cannes il faut 1h30 d’avion, la durée exacte d’un long métrage classique. C’est le temps qu’il m’a fallu pour l’écouter me raconter l’œuvre de sa vie à qui Almodovar remettrait probablement un Grand Prix.
Jean-Muriel Berte est né le 18 juillet 1950 à Abbeville juste à côté du lycée Boucher de Perthes.
Fils unique d’un père qui travaillait à l’usine de serrures de Sailly-Flibeaucourt et d’une maman mère au foyer, Jean-Muriel a grandi juste en face de la hutte des 400 coups, célèbre garçonnière de plusieurs présidents de la République. Lui se souvient des convois de Valéry Giscard d’Estaing avec son flot de voitures et de motards. Enfant, il est passionné par les trains.
"J’ai des souvenirs intacts de ma mère qui m’emmenait voir passer les trains à la gare de Noyelles-sur-Mer. Des fois, à 8h du matin je voyais l’Orient Express remonter d’Italie en direction de Londres."
Une vilaine myopie l’empêchera de réaliser son rêve de devenir cheminot. À 14 ans, l’âge des premières conneries, avec notamment les courses de 2CV dans les champs, Jean-Muriel lâche l’école pour devenir coiffeur. "J’étais envahi par un vent de liberté. Mes parents ont bien réagi et m’ont encouragé. Avec les copains et mes pourboires on s’achetait nos jetons pour la foire d’Abbeville. Avec une épingle on trichait pour pas que les pièces tombent."
Son service militaire c’est à Trèves en Allemagne qu’il le passe. Recruté en tant que coiffeur du régiment, c’est le jackpot.
Même s’il ne se l’avoue pas encore fièrement Jean-Muriel ressent au fond de lui ses premières émotions pour les hommes. Il ne le sait pas encore mais c’est cela qui va provoquer son départ vers la Côte d’Azur.
De retour du service, il devient coiffeur à l’hôpital de Saint-Valery-sur-Somme et préside l’amicale hospitalière. Avec cette structure, il découvre le monde associatif et culturel.
Il organise les célèbres fêtes Guillaume, les premières fêtes de la musique au Grenier à sel, ou encore les premiers Téléthons.
"Regrouper et fédérer les gens ça je savais faire et je le faisais plutôt bien. En tout cas, avec toujours un immense plaisir. J’organisais des lotos avec une voiture à gagner."
10 ans plus tard, nous sommes en 1987, il a 35 ans. Son homosexualité est désormais affirmée et une fois dévoilée elle ne plaît pas à tout le monde. Le maire de l’époque lui fait comprendre que sa vie privée n’est pas compatible avec une vie associative municipale. Autre époque...
Direction Paris. Trop grande, trop bruyante et anxiogène pour son ex-compagnon. Les valises n’y resteront pas longtemps et le couple choisit la vie dans le Sud. C’est à Cannes qu’ils s’installent. Jean-Muriel y a des souvenirs de vacances en famille. L’endroit est parfait, le nid chaleureux et accueillant.
En 1992, il rencontre Stéphane (30 ans, joyeux anniversaire messieurs !) Un Bourguignon urgentiste qui partage toujours sa vie aujourd’hui.
"Je ne gagnais pas ma vie donc j’ai entamé une formation pour un BTS tourisme de deux ans. Mon stage m’a fait intégrer l’OMACC (Office municipal d’action culturel de Cannes). C’est eux qui encadrent le cinéma à Cannes. Nous avions trois salles, le Miramar, l'Alexandre III et le Théâtre de la Licorne. Je dois mon embauche à Liliane Scotti, la directrice qui m’a recruté en tant que documentaliste. Je devais trouver tous les palmarès des festivals dans le monde et faire une sélection d’une dizaine de films inédits en France à présenter". La tâche peut paraître simple mais dans les années 90 le web n’existait pas et quand on sait qu’il existe 6 000 festivals au total on imagine bien la complexité de sa fonction. On lui doit aussi la création d’une collection phénoménale de 13 000 affiches de films aujourd’hui précieusement conservées.
Parallèlement à cela, l’OMACC (devenue Cannes-Cinéma), ouvre ses salles à la diffusion des films présentés au festival pour les non-festivaliers. Comprenez "les sans-accred".
Pour bien comprendre : le festival de Cannes accueille quatre sections parallèles. La sélection officielle (celle avec les grandes stars), un Certain Regard (avec des stars aussi mais un peu moins connues), la Quinzaine des réalisateurs (avec des presque-stars) et enfin la semaine de la Critique (avec des futures stars). Pour accéder à la projection de ces films vous pouvez faire ce que vous voulez mais sans accréditation et sans une invitation, voilou le fauteuil et le smoking. Vous resterez sur le trottoir. Du coup, pour éviter les frustrations, la ville de Cannes s’est décidée à organiser ces séances publiques avec un jour de délai.
"6 projections par jour, 500 personnes dans la salle, 500 autres qui attendaient dans la rue. Mais là on touchait un vrai public. Pas les paillettes, pas les starlettes, que des cinéphiles. Souvent, même les professionnels préféraient venir chez nous plutôt que d’aller sur la Croisette car les réactions de la salle étaient authentiques."
L’aventure a duré 15 ans.
"Je me souviens de cette dame qui venait des pays de l’Est tous les ans et qui venait à toutes les projections. Systématiquement, elle inventait une folle histoire pour passer devant tout le monde. Un coup elle me sautait dans les bras, un coup elle simulait un malaise. Ça faisait partie de la fantaisie cannoise. Je me souviens aussi de l’acteur Vincent Pérez qui est venu assister à un film en toute discrétion car on venait de lui proposer de tourner dans un film dont la réalisatrice était justement en compétition. Il est venu, s’est assis sur les marches une fois la salle éteinte. Il ne voulait pas piquer la place de quelqu’un..." Autre époque là aussi...
C’est en 2011 que nous l’avons rencontré en plein festival au Théâtre de la Licorne.
Pourtant même s’il a vécu 15 festivals en tout, Jean-Muriel n’a jamais pu voir un film tranquillement.
"J’étais le festivalier le moins au courant des films en compétition. C’était trop ! Un jour, en plein festival, alors que j’étais un peu nostalgique de ma Picardie, une classe d’Abbeville est arrivée. La prof me reconnaît, m’appelle par mon prénom. Ça été le déclic, je me suis décidé à rappeler tout le monde. Depuis, j’y retourne fréquemment notamment, à Épagnette. La baie de Somme dans le cœur..."
Aujourd’hui à la retraite, Jean-Muriel habite toujours Cannes et soigne un méchant cancer des os. Il a perdu l’usage de son œil droit suite à un AVC. Fataliste sur la suite des évènements, il n’en reste pas moins totalement heureux de cette vie passionnante si proche et si loin des paillettes du tapis rouge.
"C’est pas forcément la vie que je m’imaginais gamin. Mon regret c’est de ne plus être au service des autres et... De ne jamais avoir conduit de train."