Rien que dans la musique, 29 festivals ont déjà été annulés en Normandie. C'est sans compter les représentations de théâtre et les arts de la rue. Quel va être l'impact du Covid-19 sur le spectacle vivant ? Que peuvent faire les collectivités ? Et nous, simples spectateurs ?
Les festivals tombent un par un, comme des dominos. Mais derrière chacun, se trouvent en fait des poupées russes, pléthores d'artistes, de techniciens, d'administratifs intermittents ou non et des directeurs de compagnies et de structures. Tout ce petit monde qui fourmille chaque été, pour monter des scènes et jouer, se retrouve aujourd'hui dans le flou artistique.
En Normandie, l'agence le FAR a mené une enquête pour estimer l'impact de la crise sanitaire dans le monde musical. Sur la base de 85 structures de la région, voici quelques chiffres :
- 366 spectacles annulés ou reportés par des organisateurs de concerts et lieux de diffusion.
- 428 dates de tournées annulées ou reportées pour les producteurs de spectacles ou bookers / tourneurs, avec une estimation de 73.5% des dates perdues.
Sur 56 réponses, les pertes sont estimées à 877 900 €. Les festivals, aux budgets de fonctionnement de plusieurs millions d’euros, risquent de perdre plusieurs centaines de milliers d’euros.
*Romain Neveu, musicien et technicien plateau : "On est un peu dans le flou"
Romain est intermittent dans la musique. Il joue de la basse dans le groupe "Headcharger". Leurs deux prochains concerts ont été annulés. Mais Romain fait surtout "ses heures" en travaillant, comme technicien plateau, au zénith de Caen ou dans les festivals : Beauregard, Printemps de Bourges ...Il a fait le calcul. De mi-mars à mi juillet, il a perdu 300 heures, la moitié des fameuses 507 heures qu'il doit réaliser chaque année, à chaque date anniversaire, pour être indemnisé par l'assurance chômage. "Et encore, moi j'ai de la chance, je travaille beaucoup. Ma date anniversaire est en juillet et j'avais déjà fait mes 507 heures."
Mais ça va avoir un impact sur mon taux journalier de chômage. Plus tu fais d'heures, plus ton taux est important et plus tu gagnes. L'année prochaine, il va donc carrément baisser et je risque de perdre 200 euros par mois. J'espère qu'il y aura des ajustements.
Le report de la date anniversaire
Pour l'instant, l'une des mesures prise en faveur les intermittents, c'est le report de la date anniversaire, comme indiqué sur le site de l’assurance-chômage : « Que vous ayez ou non les 507 heures, si votre date anniversaire se situe entre le 1er mars et la fin de la période de confinement, vos droits sont automatiquement allongés et votre date anniversaire est reportée au 2 mai 2020. »
"C'est toujours ça", explique Romain, "mais on ne sait pas s'il va y avoir des mesures exceptionnelles pour les pertes de revenus. C'est le début. J'espère qu'on y verra plus clair après le confinement".
Et le plus dur ne reste-t-il pas à venir ? Romain n'est pas de nature angoissée mais il avoue ne pas savoir quand il va pouvoir retravailler et c'est "un peu flippant".
"Normalement, je dois reprendre fin août pour le festival "Les papillons de nuit", dans la Manche, censé accueillir 100 000 personnes. Est-ce qu'il va être maintenu ?
Quand je bosse au zénith, ce sont des grandes jauges de plus de 1000 personnes. Est ce que les tournées vont reprendre à l'automne ? Si oui, on va avoir beaucoup de boulot à rattraper. Et ça va s'enchaîner. Parfait. Mais si on redoute une deuxième vague du covid-19, que se passera-t-il ? On n'en sait rien en fait."
*Amélie Clément, directrice de compagnie : "C'est une année blanche"
La compagnie caennaise "le ballon vert" voit son agenda se réduire comme peau de chagrin. Leur représentation aux "Sorties de bain" à Granville ? Annulée. L' inauguration du festival les "Eclats de Rue", à Caen, mi-juillet ? Reportée. Leur intervention avec des scolaires au Salon du livre de Caen ? Annulée. Leur présentation de chantier pour "Demokratia Melancholia", leur toute dernière création ? Annulée ... Au total, huit dates se sont envolées.
"Cela va être une année blanche pour nous. Je n'ai plus rien. Vous imaginez ce que ça représente pour une entreprise ? Tout le travail de création de notre spectacle, cette année,"Demokratia Melancholia" est perdu. Ma difficulté ? Parvenir à reformer un planning."
Et cela ne va pas être pas simple. Car le calendrier des arts de la rue s'écrit en partie l'été, lors de certains festivals phares, aujourd'hui annulés, comme "Viva cités" à Sotteville-les-Rouen, Villeneuve-lez Avignons, Chalon ou Aurillac. Ce sont leurs vitrines, là où les compagnies montrent leurs créations, là où ils peuvent espérer trouver des producteurs et des diffuseurs.
Mais la priorité aujourd'hui pour Amélie Clément, directrice d'une compagnie de neuf personnes, c'est le maintien de l'emploi :
Ce sont les artistes qui vont être les plus fragilisés et souffrir le plus
"Chaque intermittent de la compagnie va perdre environ 300 heures environ. Alors oui, on va pouvoir déclencher une activité partielle. Cela veut dire déclarer 5 heures travaillées par jour maximum. Mais aucun salaire en face.
On va donc avoir des intermittents qui vont pouvoir renouveler leur régime d'assurance chômage, car ils auront déclarer des heures, mais faire 300 heures à zéro euro, ce n'est pas la même chose que 300 h avec une rémunération. Les taux journaliers vont devenir extrêmement bas"
Quel est le soutien des collectivités ?
Avec sa casquette de présidente de la fédération des arts de la rue, en Normandie, Amélie Clément entend bien défendre les trente compagnies de la région. Elle multiplie les contacts avec les partenaires et tient à saluer l'engagement et la solidarité des collectivités locales.La Région Normandie va faire voter un « Fonds d'Urgence Culture », de 2 millions d'euros, visant à accompagner les structures culturelles fragilisées par la crise. De même, un « Plan de relance Culture » d'un million d'euros est en cours de préparation.
Sa compagnie devait ouvrir le festival "Eclats de rue", annulé ce vendredi, par son organisateur, la mairie de Caen : "C'est exemplaire ce que propose la Ville de Caen. Franchement. Les collectivités sont bienveillantes et c'est encourageant", confie Amélie Clément.
Dans son communiqué, la ville a en effet indiqué : "s’engager à régler l’ensemble des coûts de cession des compagnies programmées sur cette édition, soit 46 compagnies."
La municipalité va également renforcer son accompagnement pour neuf compagnies qu'elle soutenait par ailleurs, comme le ballon vert. Elles pourront bénéficier "d'une entrée ou augmentation de la part de coproduction. Leur chantier artistique sera reporté et leur création sera reprogrammée sur l’édition 2021."
Le risque d'une fracture culturelle ?
Les artistes et directeurs de compagnies comptent sur cet effet "boule de neige" pour encourager toutes les autres collectivités à lancer des dispositifs de soutien.Si les grandes villes et agglomérations ont les reins plus solides et peuvent s'engager financièrement, qu'en sera-t-il des plus petits communes ou intercommunalités ? "C'est un risque" prévient Amélie Clément. "Et c'est là que l'Etat doit être vigilant."
Les crises économiques précédentes l'ont bien montré, la culture a dû mal à résister aux contraintes budgétaires. Et dans ce cas, on peut craindre que la fracture culturelle se creuse davantage entre les rats des villes et les rats des champs.
*Katell Bidon, directrice de la Renaissance, joue à fond la carte de la solidarité
La Renaissance, c'est un théâtre situé à la périphérie de Caen, à Mondeville, soutenu à 90% par la commune. Sa programmatrice, Katell Bidon a l'art et la manière de trouver des pépites dans tous les registres : théâtre, musique, cirque, arts de la rue et spectacle jeune public. "Heureusement pour nous, la saison se terminait. Cela aurait été beaucoup plus difficile en février", explique-t-elle.Katell et son équipe ont dû néanmoins renoncer au 10ème anniversaire de leurs "plateaux éphémères", l'événement de fin saison qui fait résonner le temps d'un week-end musique, théâtre et découvrir de jeunes compagnies.
"On a fait aucune annulation sèche. Nous avons voulu payer les artistes, même si le spectacle était annulé. En solidarité. Car cela a un vrai impact à la survie d'une compagnie. Ou alors, on a reporté pour essayer de trouver un équilibre."
La Renaissance, malgré son statut associatif, a décidé de suivre à la lettre les recommandations du Ministère de la Culture, qui incite les structures − notamment celles subventionnées par l'Etat − à tenir leurs engagements et à payer les intermittents.
Certains théâtres, comme celui de Mondeville, vont même plus loin. Soit les billets sont remboursés. Soit les spectateurs y renoncent par solidarité. Soit, ils auront un avoir sur la saison prochaine.
A la Renaissance, où la place coûte en moyenne 14 euros, le public pourra faire son choix . "On ne veut pas non plus culpabiliser les spectateurs de demander son remboursement. Tout dépend de la situation de chacun. "
Et la rentrée culturelle ?
Katell Bidon a déjà bouclé sa programmation, qui s'anticipe tout au long de l'année. Vous verrez à l'automne des spectacles qu'elle a sélectionné l'an dernier, à Avignon notamment. "Je suis assez confiante pour la rentrée. Je pense que le public aura très envie de se réunir malgré tout et de continuer à vivre."En revanche, l'annulation du festival d'Avignon va avoir des répercussions sur tout le spectacle vivant. Des artistes, qui n'auront pas pu montrer leurs créations, aux programmateurs comme Katell Bidon. C'est un marché et tout se joue là-bas.
"C'est une vraie catastrophe. Les compagnies paient pour aller à Avignon et j'espère qu'elles parviendront à se faire rembourser pour éviter d'être endettées. Et nous programmateurs, quels spectacles allons-nous proposer en 2021-2022 ?"
Dans le monde du spectacle, où tout se prévoit à l'avance, où il faut un voire deux ans pour monter une création, cette crise risque d'avoir des répercussions, à court mais surtout à long terme.
Dans l'étude menée en Normandie par le FAR sur le secteur de la musique :
- 66% des interrogés expliquent que cette crise sanitaire peut mettre en danger la pérennité de leur activité.
- 60% des structures craignent de constater la perte d'emploi d'une personne et plus .