La représentation du spectacle marathon - dix-sept heures sur scène ! - mis en scène par Thomas Jolly a été maintenue ce week-end : "Plus que jamais, nous pensons que les lieux de culture nous permettent d'être ensemble" a précisé le théâtre de Caen avant le lever de rideau.
C'est l'entracte. Quelques spectateurs sont sortis prendre l'air."Le spectacle commence par cette déclaration : je suis ici pour vous annoncer un terrible massacre en France ! C'est fort. Une heure avant, on était ici tous ensemble à se recueillir". Pourtant, la question de maintenir ou d'annuler la représentation s'est forcément posée. Ne serait-ce que par souci de sécurité : à l'heure où les comédiens devaient entrer sur scène samedi après-midi, l'esplanade était encore envahie par une foule recueillie.
Le théâtre a finalement décidé de retarder la représentation d'une heure, et de faire donner ce spectacle hors-normes, cette "inoubliable aventure théâtrale et humaine, cette fresque historique (...) typiquement shakespearienne, tout aussi poétique que tragique et comique. Le spectacle fourmille d’idées brillantes où chaque scène combine précision et sens du rythme, donnant à l’ensemble un tempo haletant qui fait de ce marathon théâtral un moment intense, comme le ferait une bonne série télé !"
En préambule, le metteur en scène s'est adressé au public en lisant un texte "Il fallait bien nous dire que ce cauchemar était advenu, a écrit Thomas Jolly, que tous nous pleurions les mêmes larmes et que ces temps douloureux devaient être, encore une fois, et toujours plus que jamais, malgré tout, partagés ensemble et veillés par la flamme de l’intelligence, du discernement, et de notre foi en l’humanité, en nous, en l’autre. Sans confusion. Sans amalgames. Sans peur"
Dans ces sombres temps, par l’éclat de nos présences et avec les mots de Shakespeare comme lanternes, nous voulions prouver que nous savons, nous voulons, et nous aimons vivre ensemble. Tous ensemble. THOMAS JOLLY
Dix-sept heures de spectacle, 200 personnages et 10 000 vers pour retracer le règne sanglant d’Henry VI, roi d’Angleterre et de France, sur fond de Guerre de Cent Ans et Guerre des Deux-Roses : "On fait un parallèle dit un spectateur. On n'en a pas fini avec la barbarie. Il y a cinq siècles, c'était déjà ça". C'est l'une des raisons qui a d'ailleurs incité Thomas Jolly a maintenir la représentation : "le théâtre est ce lieu où les êtres humains œuvrent depuis 2500 ans pour réfléchir et se réfléchir dans le monde, avec le monde et par le monde (...) il est un rempart, une arme précieuse car nous le savons, et nous le constatons, hélas, aujourd’hui encore : dès que la pensée est arrêtée, la violence survient. Alors, prenons nos armes".
Les ultimes représentations d'Henry VI en France auront lieu ce week-end , les 20 et 21 novembre au théâtre de Caen. Il reste des places.
Le reportage de Pauline Lattrouitte et Jean-Michel Guillaud :
Intervenants : Thomas Jolly, metteur en scène; Manon Thorel, comédienne, et des spectateurs.
Voici l'intégralité du texte de Thomas Jolly :
« Mesdames, Messieurs,en cette journée noire et avant de passer le week-end ensemble, nous, équipes du théâtre de Caen et de La Piccola Familia, nous voulions vous adresser quelques mots - sûrement insuffisants face au drame que nous traversons mais dans lesquels peut-être nous trouverons un peu de consolation.
Cette nuit, un stade, une salle de spectacle, des terrasses et des rues - lieux emblématiques de « l’être ensemble » au cœur de la cité - ont été attaqués, meurtris.
Nous pleurons nos semblables assemblés, fauchés au moment de leurs vies partagées.
Nous nous sommes couchés hagards et le sommeil, s’il est enfin venu, déjà troublé par le chagrin et la sidération de ces actes abominables, portait l’obscurcissement des temps à venir.
Au réveil, il fallait bien nous dire que ce cauchemar était advenu, que tous nous pleurions les mêmes larmes et que ces temps douloureux devaient être, encore une fois, et toujours plus que jamais, malgré tout, partagés ensemble et veillés par la flamme de l’intelligence, du discernement, et de notre foi en l’humanité, en nous, en l’autre. Sans confusion. Sans amalgames. Sans peur. Restons ensemble parce qu’on tient ensemble. Libres. Égaux. Fraternels.
Vous dire que nous sommes heureux d’être ici avec vous est mince : depuis cette nuit, nous avions besoin d’être avec vous.
De ce besoin inhérent à notre nature de se rassembler dans la liesse comme, aujourd’hui, dans l’effroi.
Voilà le bon endroit pour se rassembler - un théâtre.
Le théâtre est un art. Le théâtre est un lieu.
Le théâtre est ce lieu où les êtres humains œuvrent depuis 2500 ans pour réfléchir et se réfléchir dans le monde, avec le monde et par le monde.
Le théâtre est cet art séculaire qui met en mouvement la pensée.
En cela il est un rempart, une arme précieuse car nous le savons, et nous le constatons, hélas, aujourd’hui encore : dès que la pensée est arrêtée, la violence survient.
Alors nous prenons nos armes.
La question n’était pas de savoir si nous jouerions aujourd’hui : notre volonté était de clamer que NOUS sommes tous vivants, au même endroit, en même temps… et depuis aujourd’hui vivant plus fort, riant plus fort, nous aimant plus fort.
Dans ces sombres temps, par l’éclat de nos présences et avec les mots de Shakespeare comme lanternes, nous voulions prouver que nous savons, nous voulons, et nous aimons vivre ensemble. Tous ensemble.
Clamons que nous sommes debout, pour celles et ceux qui ne le sont plus aujourd’hui. Pour eux, pour elles, levons-nous et écoutons leur silence.
Et prêtons l’oreille pour entendre, dans leur silence, les battements de nos vies partagées. »
Thomas Jolly