L'Ukraine produisait 12% du blé mondial. En raison de la guerre, cette céréale a atteint un cours historiquement haut jeudi dernier. Cette bonne nouvelle pour les céréaliculteurs normands est temporisée : le prix des engrais utilisés dans l'agriculture conventionnelle augmente. Les céréaliculteurs et les éleveurs laitiers normands vivent aujourd'hui des situations contrastées.
Avec des tonnes de blé stockées sous son hangar, on pourrait imaginer que Thierry Bossuyt, céréaliculteur à Louvigny près de Caen, fait partie de ces agriculteurs heureux. De ceux qui vont pouvoir revendre leur blé à des prix rarement atteints sur le marché mondial, depuis que la guerre en Ukraine a éclaté. Mais ce serait manquer de nuance. Parce que cette récolte de blé a déjà été vendue il y a plusieurs mois, à un prix intéressant il est vrai, mais pas aux 340 euros/tonne atteints par les cours mondiaux ces derniers jours.
Et Thierry Bossuyt de rappeler une évidence : « pour les récoltes à venir en 2022 et 2023, il faudra d’abord produire le blé. Ça signifie acheter les semences, mais aussi les produits phytosanitaires et surtout l’engrais, qui est fabriqué à partir du gaz. Or, on assiste à une envolée du prix gaz en raison de la guerre, alors il y a aussi une envolée prix de l’engrais. » Par ailleurs, si le cours des céréales a explosé au moment de l’invasion de l’Ukraine par les troupes Russes, il est aussi redescendu ensuite. L’inconnue, c’est à quel prix ce cours va se maintenir dans les mois à venir ?
Un prix de vente élevé sur les marchés demeure une bonne chose pour les affaires des céréaliers normands et français. A condition que dans leur budget, le poste des engrais mais aussi ceux du fioul pour faire rouler les tracteurs et des engins agricoles demeurent contenus.
Pour 2022, les réserves d’azote de Thierry Bossuyt dorment déjà sous un hangar, juste à côté de son blé. « On essaie de prendre position pour vendre la récolte 2023, mais tant qu’on ne s’est pas couvert au niveau du prix de l’engrais pour produire ce blé, rien n’est sûr. L’idéal ce serait de vendre du blé et d’acheter de l’engrais en face. » Tout est question d’équilibre donc.
Un équilibre plus délicat pour certains que pour d’autres
« L’an passé l’engrais azoté était à 300 euros la tonne, et aujourd’hui on est à 790 euros, avec un gros risque d’augmentation, mais aussi de pénurie ! » s’inquiète Max Vié, éleveur de 50 vaches laitières à Athis de l’Orne. L’engrais, il l’utilise pour faire pousser son maïs, et pour l’herbe aussi. Lui ne cultive pas de blé mais il le commande, ainsi que le soja et le colza pour nourrir ses vaches. Alors l’envolée des cours mondiaux des céréales depuis la guerre en Ukraine l’inquiète.
« Je ne suis jamais pessimiste mais là, j’ai peur que le secteur laitier souffre. Si les aliments pour les bêtes augmentent, mais aussi le fuel, l’énergie et les engrais, on va devoir répercuter ces augmentations. Les industriels aussi vont vouloir augmenter leurs tarifs. Je me demande quel prix seront prêts à mettre les consommateurs pour acheter du lait et des yaourts en faisant leurs courses… » s’interroge Max Vié comme membre de la fédération nationale des producteurs de lait.
Mais cette inquiétude ne teinte pas tous les esprits des éleveurs laitiers. Ceux qui n’ont pas à acheter de céréales pour alimenter leur cheptel bovin affichent une relative sérénité, comme Philippe Marie, qui élève 90 vaches laitières et 50 génisses.
On est à 90 % autonomes grâce au fourrage. On achète quelques tourteaux de colza produits en France et de soja, venus des USA et du Brésil. Mais dans le Bessin, on a peu de liens avec les marchés ukrainien et russe.
Philippe Marie, éleveur
Dans les mois à venir, lui surveillera plutôt la Chine : « on importe nos minéraux comme le zinc, le manganèse, le calcium et le phosphore depuis la Chine, qui achète une bonne partie des 40% de production de lait que la France exporte. On va voir quelle politique applique la Chine, proche de la Russie, par rapport au reste du monde » s’interroge l’éleveur.
Marianne Lombard modère elle aussi son inquiétude. A la tête d’une exploitation en polyculture-élevage - elle cultive 125 hectares et engraisse 100 bêtes – elle s’estime « plutôt indépendante : je cultive mon blé et je n’achète que le complément alimentaire en granulés. »
L'autonomie des exploitations agricoles : une solution?
Aller vers encore plus d’autonomie, voire une autonomie totale, c’est une question qu’elle ne trouve pas justifiée : « pour cultiver à la fois son blé, son foin, des pois et des féveroles (pour les apports en protéines nécessaires à l’engraissement) il faut des labours et pas que de la pâture. Et il faudrait aussi du stockage…C’est compliqué. Il n’y a pas de système d’exploitation miracle sinon on l’aurait déjà tous appliqué ! » s’amuse-t-elle. Pour Marianne, « la profession est par nature extrêmement dépendante des aléas de la météo et cette crise nous le rappelle, de ce qui se passe dans le monde. »