Le D Day, Georgette et sa famille quittent la maison pour se mettre à l'abri dans une tranchée creusée par son père. Durant la Seconde Guerre mondiale, Littry abrite un poste de défense antiaérienne allemand, bombardé la nuit du 5 au 6 juin 1944. La nuit où Jacques naît sous les bombes.
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"Avant le Débarquement, on habitait une maison à Littry" raconte Georgette Lécluse, 90 ans, "sans aucun confort évidemment. On n'avait pas la lumière à cette époque-là. On s'éclairait à la lampe Pigeon ou à la bougie. On n'avait pas d'eau courante, on puisait l'eau.
Mon papa était sabotier. Il avait une radio où il écoutait les nouvelles. À un moment donné, je le voyais il ne disait rien. Il n'osait pas nous faire peur. Mais moi, j'avais 10 ans, j'étais très curieuse et je voulais toujours tout savoir. Je vois la tête de papa, il parle avec maman et il dit "tu sais, il y a quelque chose qui se prépare, c'est sûr que le débarquement ne va pas être loin".
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"Notre maison était située entre la colonie où étaient les Allemands et une petite maison où vivaient des grands-parents et leur petit-fils de 6 ans", se rappelle Georgette. "Dans la nuit du 5 au 6 juin, on a entendu des bruits terrifiants. Papa a réveillé tout le monde doucement et il a dit, c'est le grand jour, le débarquement va arriver, ne bougez pas. On entendait le bruit des obus passer au-dessus de nos têtes".
"Dans l'après-midi, avec un monsieur, Volovent qu'on l'appelait, mon père a creusé un trou dans un fossé, à une trentaine de mètres de la maison" continue Georgette "alors, il fallait se courber pour rentrer. C'était petit, cette tranchée, moi j'étais pas grande déjà mais fallait se baisser pour rentrer dedans et on ne bougeait pas après, on était sur les lits de plumes de la maison. Dans la soirée du 6, les bombardements continuaient, Papa a dit "bon,on va aller dans l'abri. Il a dit à mes frères en rigolant : on a un bel abri vous allez voir, on va jouer au camping". Il voulait pas les effrayer."
"On entendait les bombes qui passaient, parce que les bombes étaient destinées à la colonie où étaient les Allemands. Alors ça passait au-dessus de nos têtes. J'entends Papa nous dire, c'est pas pour nous, c'est pas pour nous. Vous savez, ça fait un drôle d'effet quand on entend ça, hein.
Maman voulait mettre au monde mon frère dans la maison des voisins où habitaient des grands-parents et leur petit-fils. Papa a dit non non, on ne bouge pas de l'abri. Et comme quoi on a une étoile, parce qu'une bombe a atterri dans la maison des voisins, ils sont morts tous les trois, vous voyez.
Les enfants, on se promenait un peu autour de la tranchée et puis un moment donné, évidemment ... On avait une petite chèvre à côté de nous, elle a été tuée par un éclat d'obus. On est retourné dans l'abri, on a entendu des petits cris : c'était mon petit frère qui venait au monde. Quand il est né, Maman a dit à Papa "oh tu sais, je vais pas le regarder parce que, il va pas rester, il va pas pouvoir vivre" alors moi je lui dis "mais si maman, mais si, regarde, il est beau tout plein, regarde". On était camouflé dans l'abri, c'était catastrophique, et quand on a entendu les petits cris de Jacques qui venait au monde, on était heureux comme on dit."
"Un petit obus est tombé sur la cheminée de notre maison, on ne pouvait plus rentrer chercher des affaires pour les enfants, c'était détruit quoi, au trois quart. Maman avait quand même prévu des langes pour le bébé et puis une petite chemisette. J'ai chauffé la chemisette sur mon ventre pour habiller mon petit frère et le docteur ne l'a vu que trois jours après. Papa avait coupé le cordon à l'Opinel.
On n'avait plus rien à manger alors ce qu'on faisait, avec mon frère aîné et mon papa, on allait dans les champs à côté. Il y avait des vaches, on trayait les vaches pour se nourrir parce qu'on n’avait plus rien. On a fait ça pendant quatre jours. On n’a rien eu à manger pendant quatre jours.
Ensuite, l'abri a été enfumé par la fumée d'obus. On est sorti vite fait de la tranchée parce qu'on s'est dit "on va étouffer". On étouffait, on ne voyait plus rien, ça a formé une fumée noire qui est rentrée par-dessus les fagots dans notre tranchée, mon Dieu. On a attendu un petit moment et on s'est rendu compte que mon frère Jojo n'était pas là. Il était resté inanimé dans le fond de la tranchée, il avait avalé de la fumée. On pensait qu'il était mort quand Papa l'a sorti, mais je lui ai fait des petits massages tout ça et il est revenu à lui. Mais on a eu très peur, on croyait vraiment qu'il n'était plus de ce monde, quoi".
"Après l'accalmie, on a entendu des bruits derrière la tranchée, mais comme à l'école à cette époque, on n'apprenait pas l'anglais, on comprenait rien du tout", précise Georgette. "C'étaient les Américains, nos sauveurs qui étaient là. Alors papa est sorti les bras en l'air bien sûr pour dire, nous Français, puis il a pris le bébé. Il leur a montré. Ils ont pris le bébé dans les bras et dit "beau beau beau".
"Comme notre maison était détruite, on a retrouvé une autre maison un peu plus loin. Il fallait marcher pour aller là-bas. Je me le rappellerai toute ma vie, il y avait des cadavres le long de la route, il y avait des Français, il y avait des Allemands, des Américains, je ne sais pas. Ça fait un drôle d'effet quand vous voyez des gens comme ça morts sur le côté."
Cette nuit-là, la vie a vaincu la mort, nous avions une bonne étoile au-dessus de nos têtes.
"Après, les gens ont défilé chez nous quand les bombes sont parties", se souvient Georgette. "Les gens nous disaient "vous êtes vivants ?" C'est vrai, tout le monde croyait que la bombe avait atterri chez nous quoi, c'était catastrophique à 50 mètres près, c'était notre maison."
"Quand j'ai raconté tout ça à l'école, au collège, j'étais la seule à raconter une naissance. Tout le monde disait que c'était formidable. Encore aujourd'hui, je dis oui et puis l'enfant a bien vécu, il est mort qu’à 62 ans. Et tout le monde l'appelait bombardier ou mitraillette à l'école, forcément."
"Cette nuit-là, la vie a vaincu la mort", conclut Georgette Lecluse, "nous avions une bonne étoile au-dessus de nos têtes."
Interview réalisée par Anais Guérard