Un entretien avec l'acteur normand ressemble à une pièce de théâtre, qui nous questionne, nous citoyens, sur le monde. Le déconfinement pour la culture, l'enjeu écologique et une nouvelle coalition politique, en trois actes, le comédien s'enflamme, interpelle et s'engage aussi.
Prologue : Philippe Torreton jubile. Il est à nouveau sur scène pour répèter son tout nouveau spectacle, "Nous y voilà". Une création où il exhume et lit la parole des sages de l'Ouest américain :
Nous devons retrouver l'Indien qui est en nous. Comme dit Sitting Bull, "quand les hommes crachent sur la terre, ils se crachent sur eux-mêmes".
Encore un rôle sur mesure qui laisse entrevoir en miroir les engagements d'un acteur, qui ne s'est jamais contenté d'interpréter un personnage, mais de l'incarner.
De capitaine Conan à la Vie de Galilée, de la comédie Française au cinéma, Philippe Torreton ne prête pas son corps ni son esprit à n'importe qui.
Il est entier, affable et passionné et même si son agenda est bien chargé, entre les répétitions et l'enregistrement de la cérémonie des Molières* - l'homme n'est pas pressé et prend le temps de disserter .... en trois actes.
* la cérémonie est enregistrée cette semaine et sera diffusée le 23 juin sur France 2.
Acte I : "Si nous ne pouvons pas jouer en septembre normalement, il faudra se rebeller"
- Comment se passe le déconfinement dans la culture ?
Je n'attends qu'une chose. Que le président de la République ou que son Ministre de la Culture nous rassure en nous disant qu'en septembre, si la situation sanitaire continue de s'améliorer, on ouvre à la vente toutes les places de tous les théâtres de France et de Navarre.
J'aurais aimé l'entendre dimanche soir dans l'allocution présidentielle. Je n'ai pas besoin que le chef de l'Etat me dise que mon métier est beau. Je le sais qu'il est beau, j'y consacre ma vie. Je veux juste qu'on me dise si je peux jouer ou pas.
Si on doit diviser la jauge par quatre, jouer devant 200 personnes au lieu de 800, ce n'est pas viable pour le théâtre privé et même subventionné. Donc là, cette ouverture des théâtres, le 22 juin, ne sert à rien. C'est même méprisant. Or les métiers de la culture, c'est plus que l'industrie automobile en valeur absolue.
Philippe Torreton n'est pas le seul à se poser cette question à voix haute. D'autres artistes, comme Benjamin Biolay, ont regretté de ne pas entendre dans l'allocution du Président de la République un seul mot sur la culture. Ce mercredi matin, son ministre de la Culture, Franck Riester, disait comprendre l'impatience mais il renvoie ses annonces à plus tard.
Extrait de son intervention dans les "Quatre Vérités" de France 2 :
"Je comprends l'envie de vouloir jouer mais est-ce raisonnable aujourd'hui ? On peut se regrouper dans un théâtre, quand on est dans un même groupe social, à condition de porter un masque, mais s'il y a un autre groupe social, il faut les séparer d'un siège. (...) Des règles existent et on verra si à partir du 22 juin, on peut les faire évoluer." Franck Riester, Ministre de la Culture.
- Expliquez-nous, pourquoi y a-t-il urgence ?
Nos métiers ne sont pas des cas particuliers, surtout dans un pays qui se targue de sa culture. Quand il faut faire des grands discours, on cite la culture, on cite les auteurs. Après, quand c'est bien, je le dis. Des mesures ont été prises, l'année blanche pour les intermittents, c'est bien. Quand l'Etat couvre, contrairement aux assurances, les tournages, c'est formidable.
Mais pourquoi ne sait-on toujours pas de ce que nous allons devenir à la rentrée ? Chaque jour qui passe, ce sont des compagnies qui mettent la clé sous la porte, c'est du chômage, ce sont des gens qui devront peut-être changer de métier.
Chaque jour compte. Si on nous disait, là demain, on peut ouvrir, on sauve des spectacles, on sauve des comédien.nes, on sauve des festivals.
Comment expliquer que la SNCF puisse vendre tous ses fauteuils et pas les théâtres, vous pouvez me le dire ? Il y a deux poids deux mesures. On comprend l'urgence de vendre des billets de train, mais pas celle de vendre des places de spectacle. Il va y avoir de la casse sociale dans les métiers de la culture. Notre secteur, c'est plus d'un million d'emplois, ce n'est pas rien.
- Avez-vous l'impression que la culture n'est pas assez considérée et prise au sérieux ?
Pourquoi on le comprend quand ce sont des ouvriers de chez Renault, qui vont perdre leurs emplois, et pourquoi on ne le comprend pas aussi radicalement quand ce sont des comédiens, des auteurs, des techniciens, des libraires et tous les métiers de la culture ?
Parce qu'il y a toujours cet aspect "cigale et fourmi" avec d'un côté le travailleur et de l'autre celui qui chante. On a toujours pas compris et intégré que celui qui chante, c'est un vrai travailleur aussi.
L'artiste n'est pas totalement pris au sérieux. On n'arrive pas à imaginer que la culture soit essentielle. Cela reste une option, comme au bac. C'est quand on a le temps. C'est pour les riches.
Or c'est vital, pas au sens premier lorsque l'on soigne quelqu'un mais de manière plus abstraite. Qu'est qui a poussé les premiers être humains à dessiner sur les parois des grottes ? Qu'est ce qui fait que les gens tiennent dans les pires conditions ? Quand on demande à Churchill de baisser le budget de la culture pour privilégier l'effort de guerre, il a répondu : pourquoi nous battons-nous, alors, si ce n'est pour ça, sauver notre culture anglaise ? Tout est là.
ACTE II : Les indiens, Galilée, Stephen Hawkins, l'homme a été averti
Si vous voulez faire sourire Philippe Torreton, parlez-lui plutôt du chef indien Sitting-bull. Il a passé une bonne partie du confinement en sa compagnie, en exhumant des textes de poètes et des paroles d'indiens qui ont comme point commun : la nature.
Plusieurs fois par semaine, il faisait jaillir ses pépites rythmées par la musique de Richard Kolinka (batteur de feu Téléphone) sur le fil twitter de sa femme, la journaliste Elsa Boublil.
Début de la Lettre de Sitting Bull au Président Cleveland (1896) par les voisins confinés #richardkolinka et #philippetorreton #RestezAlaMaison #ConfinementJour47 #lameutedamour pic.twitter.com/FoehbVTkoM
— elsa boublil (@elsaboublil) May 2, 2020
Ces scènes, sur un balcon improvisé, vont enfin pouvoir se jouer sur des planches de théâtre, des vraies, le 23 juin à Fontenay-sous-Bois, le 4 juillet à Meaux puis à St Etienne le 6 et 7 juillet.
Les maires ont pris l'initiative d'inviter le personnel soignant et leurs agents municipaux, en première ligne pendant le confinement. Une captation aura lieu à Fontenay-sous-Bois pour permettre aux habitants de suivre la représentation via le site internet de la mairie.
Programmateur de spectacles, cet acte-là vous concerne donc directement. Car ce spectacle "Nous y voilà"mériterait de voyager aujourd'hui pour essaimer un peu partout la sagesse des anciens, qui avaient tout compris sur notre relation à la terre.
- Que nous ont dit les indiens que visiblement nous n'avons pas suffisamment entendu ?
Quand on lit des textes indiens du XVIII ème siècle et même contemporains, on est surpris de voir que tout ce qu'ils disent, c'est ce qu'on vit. Ils nous prévenaient en fait.
Beaucoup avaient la prudence de dire "Nous ne savons pas si nous avons raison, mais nous sommes sûrs que vous avez tort. Vous avez tort de piller la nature, vous avez tort de tuer tous les bisons, vous avez tort d'exploiter la terre comme vous le faites et de ne rien respecter".
Suite de la lettre de Sitting Bull adressée au Président Cleveland (1896) par les voisins confinés #philippetorreton #richardkolinka #ConfinementJour47 pic.twitter.com/YJHAPynvuo
— elsa boublil (@elsaboublil) May 3, 2020
Nous nous sommes éloignés de la nature. Et malgré nos avions, nos hôpitaux et tous les outils que nous avons développés, un tout petit virus parvient à enrayer cette machine infernale humaine.
Jusqu'à une certaine époque, nous partagions beaucoup. Le four à pain, le moulin, tout était collectif. L'Amérique du Nord, du temps du Mayflower, n'était pas sauvage. Les indiens vivaient en harmonie et dans le respect de la nature, ils avaient su la domestiquer durablement. Ils avaient créé des routes, des canaux, ils avaient élagué des sous-bois pour que le gibier puisse venir.
Il y a eu toute une mythologie autour des indiens et de leurs caractères sauvages, mais non, non, non ... C'est nous qui sommes arrivés sauvagement avec un sentiment de supériorité et une envie de revanche. Nos ancêtres ont voulu posséder des terres parce qu'ils étaient dépossédés en Europe.
- Le 23 juin, vous remontez sur les planches et ce soir-là, c'est aussi la retransmission de la cérémonie des Molières. Vous êtes nominé dans la catégorie "meilleur comédien du théâtre public" pour votre personnage dans la pièce de Bertolt Brecht " La Vie de Galilée". Lui aussi portait un discours prophétique ?
Cette pièce a été écrite sur quinze ou vingt ans et Brecht n'a eu de cesse de la faire évoluer. A chaque fois, il la faisait coller à l'actualité. Mais elle reste encore aujourd'hui furieusement prophétique. Galilée serait aujourd'hui certainement un lanceur d'alerte sur le climat.
Je suis sûre qu'il serait à côté de tous ces scientifiques qui tentent de nous alerter sur le monde. Et nous disent que si nous ne changeons pas notre manière de consommer, de produire, de se déplacer, on court à une catastrophe certaine.
Galilée aussi a eu beaucoup de mal à convaincre le monde, en nous disant "Ce qu'on voit n'est pas ce qui est". Ce n'est pas parce qu'on voit le soleil se lever à un point A et se coucher à un point B que ça prouve qu'il bouge. On peut imaginer que c'est nous qui bougeons. Il avait raison.
C'est la même chose avec la chute des corps. C'était un génie avec des intuitions extraordinaires, sans les outils d'aujourd'hui. Je pense que cet homme-là aurait eu une vision de notre climat qui l'aurait poussé à nous avertir.
Tout ce que l'on vit actuellement a été dit et théorisé. L'astrophysicien anglais Stephen Hawkins plaçait les pandémies dans les dix grands dangers qui pèsent sur l'humanité.
On peut être sûr d'une chose : l'être humain a été averti. J'ai écrit un poème qui s'appelle d'ailleurs "L'homme averti" pour notre prochain spectacle, je décris ce qu'on était, ce qu'on est et je termine en disant "les peuples entiers nous l'avaient dit, avant de disparaître".
- Êtes-vous optimiste ?
Oui et non. J'ai tendance à me méfier de l'optimiste, qui va se dire "On s'en sortira quoiqu'il arrive, on va trouver une solution" et moi je trouve ça dangereux comme position. Derrière ça, il y a un petit côté "arrêtons de nous prendre la tête, ça va bien se passer" alors que non.
Mais je ne suis pas pour autant pessimiste. Je suis réaliste. Je pense que regarder la réalité telle qu'elle est peut nous inciter à changer. Il faut se dire que nous sommes en grand danger. L'espèce humaine peut s'éteindre et pas à des siècles mais peut-être à moins de cent ans, comme le disent certains scientifiques.
J'espère qu'ils se trompent mais il faut lire ces rapports là et c'est à cette condition que l'on pourra se dire mais bon sang, réagissons. Il y a encore des solutions. La Terre est extrêmement résiliente mais encore faut-il lui donner le temps.
Acte III : Je ne voterai plus jamais pour un parti mais pour une coalition
- A quelles solutions pensez-vous ?
La solution est multiple. Les solutions doivent se décider à l'échelon macro - politique - européen et mondial mais aussi à l'échelle individuelle. Et c'est tout ça, en même temps, et à fond les ballons.
Une de mes pistes et j'y pense depuis quelques jours, c'est de se dire que la ou les solutions n'appartiennent plus à un parti politique, quelqu'il soit. Même si Yannick Jadot est élu dans deux ans, il ne pourra rien changer tout seul. Il y aura toujours une opposition, des manifestations, des blocages et du lobbying.
C'est le coronavirus qui m'a fait penser à ça. Quand il se passe quelque chose de grave dans notre pays, les attentats en 2015, le Covid-19, on assiste à une sorte de trêve politique. Comme si tout le personnel politique se disait "A sa place, je n'aurais pas fait mieux. Il faut serrer les rangs. C'est trop grave pour critiquer."
Poésie : « Assis par terre » d’Alain Souchon interprété par les voisins confinés sur leur muret mitoyen. Richard Kolinka et Philippe Torreton #Restezchezvous #confinementjour41 pic.twitter.com/eKxW5kQq5K
— elsa boublil (@elsaboublil) April 26, 2020
Ce qui se joue avec le climat est aussi grave et on doit raisonner comme ça. Il ne faut plus attendre ni d'un homme, ni d'une femme la solution à tous nos problèmes, ça ne peut marcher que dans une alliance la plus large possible.
Et c'est là que le citoyen peut s'engager. Si chacun d'entre nous affirme "Je ne voterai plus jamais pour quelqu'un émanant d'un seul parti politique mais pour un homme ou une femme représentant une coalition. Même si je partage 99% de vos idées, je ne voterai pas pour vous. Parce que seul vous n'y arriverez pas."
Si nous sommes des centaines de milliers à envoyer ce message politique, lors des futures présidentielles par exemple, je pense que cela peut changer la donne. Moi, je prends l'engagement que si les Verts, qui représentent mon centre d'intérêt politique, se présentent seuls, je ne voterai pas pour eux.
C'est à nous de montrer à tous ceux qui font cavalier seul que nous sommes plus sages qu'eux. Peu importe qui sera à la tête de cette coalition, gauche, droite, je m'en fous, seul compte l'envergure de cette coalition et il faut que ce soit le plus large possible. C'est mon intime conviction.
Il faut agir dès maintenant comme si on était en catastrophe climatique, alors qu'on ne l'est pas encore. Et ça demande un effort considérable d'imagination, d'anticipation et d'intelligence.
Il faut savoir mettre son orgueil dans sa poche quand il s'agit du bien commun.