L’explorateur du Grand Nord Jean Malaurie est décédé à Dieppe à l’âge de 101 ans. Ethnographe, scientifique, il a passé dix ans entre le Groënland et la Sibérie. Il est également le fondateur de la collection " Terre Humaine". Portrait de ce "dernier des géants".
"J’ai hiverné pendant mon enfance, et rêvé. L’un des livres qui m’a vivement marqué est sans nul doute Nils Holgersson. C’est sur le dos d’une oie sauvage que j’ai imaginé les espaces de Nord."
Cette confession, Jean Malaurie l'adresse en 1990 à une journaliste danoise, dans son livre "Ultima Thulé". Ce Grand Nord dont il rêvait, enfant, il va l’épouser, corps et âme. Le faire sien.
Il deviendra " esquimau d'adoption"
Jean Malaurie était né le 22 décembre 1922, à Mayence en Allemagne, d'un père professeur agrégé et d'une mère d'ascendance normande. Ses grands-parents maternels étaient de familles d'armateurs de Fécamp.
Mobilisé en 1943, pour intégrer le STO, Service de Travail Obligatoire, Jean Malaurie refusera de se plier aux injonctions allemandes et entrera dans la Résistance durant la guerre.
Rebelle, il le restera, sa vie entière. Après la guerre, Jean Malaurie suivra des études de lettres et de géographie à Paris. En 1948 et 1949, il découvre le Groënland aux côtés de l'explorateur Paul-Emile Victor qui dirige des expéditions polaires françaises.
Ce sera un vrai choc et une révélation pour Jean Malaurie. L'année suivante, avec son maigre salaire d'attaché de recherche au CNRS, il partira à Thulé, au Nord-Ouest du Groënland en qualité de cartographe et de géocryologue. Ce séjour changera littéralement sa vie.
Le 29 mai 1951, l'aventurier entrera dans la légende : il sera le premier homme à atteindre le Pôle Nord magnétique en traîneau à chiens en compagnie de son fidèle guide inuit Kutsikitsoq.
Il réalisera au cours de sa vie 31 expéditions, du Groënland à la Sibérie. L'une de ses dernières explorations aura lieu en 1990. Jean Malaurie sera chargé de conduire les premières expéditions en Sibérie orientale, à la demande du président russe Gorbatchev.
Le Grand Nord exerçait sur lui "une force d'appel si profonde qu'elle était devenue une obsession".
Défenseur des minorités du Grand Nord
Lorsqu'il découvre Thulé, l'explorateur-ethnographe se donne une mission : révéler la richesse du peuple inuit, ce peuple méconnu. Il passera de longs mois parmi eux, vivant sous un igloo, chassant le phoque, étudiant minutieusement leur culture, leur système complexe de mariage, observant les aurores boréales, partageant avec passion leur quotidien.
Il voulait révéler au monde la parole et la sagesse des Inuits. Une parole qu'il qualifiait de "sacrée". Il affirmait : "Toute ma vie a été à Thulé, avec les Inuits. Je parle leur langue et me suis donné pour règle absolue de vivre seul et pauvre parmi eux. Sinon ça n’a pas de sens."
Il restera jusqu'à son dernier souffle l'inlassable défenseur des Inuits et des peuples premiers.
Fondateur de la collection « Terre Humaine » chez Plon
C’est aussi l’œuvre de sa vie : la création d’une collection phare, plus de 14 millions de livres vendus : la collection Terre Humaine (Plon) fondée en 1955.
Cette collection a totalement renouvelé le regard et l'écriture anthropologique. Il l'inaugure en 1955 avec son propre livre, devenu une référence, et qui l'a rendu célèbre : "Les Derniers Rois de Thulé".
Dans cet ouvrage, le savant dénonce la destruction du territoire des Inuits par l'armée américaine et décrit le mode de vie du peuple Inuit.
Dans cette collection, parfois surnommée " la pléiade des sans-grade", Jean Malaurie met en lumière les plus humbles : un pêcheur normand, un prêtre-ouvrier, un paysan hongrois ou un sioux.
Il disait de "Terre Humaine" : "Il s’agit de placer l’Homme au premier rang, quand il a une personnalité, même s’il ne sait pas lire ni écrire. J’ai toujours eu le souci dans cette collection de mettre sur le même rang des hommes du peuple quand ils ont du caractère, et des grands écrivains."
Son ami Claude Lévi-Strauss, l’un des plus grands intellectuels français, choisira d’ailleurs la collection "Terre Humaine" pour publier son célèbre "Tristes tropiques". Un coup de maître. Le livre devient en quelques mois un best-seller. Un million d'exemplaires seront vendus entre 1955 et 1956. Le titre sera traduit dans près de 30 langues.
Jean Malaurie dirigera " terre Humaine" jusqu'en 2016 et restera président d'honneur de la collection jusqu'en 2021, année où l'anthropologue Philippe Charlier lui succédera. Philippe Charlier salue aujourd'hui sa mémoire : "C'était un géant " , déclare-t-il sur X.
C'était un géant. Jean Malaurie vient de partir pour l'autre côté de l'horizon. Il laisse une oeuvre d'une profondeur magistrale, et la collection #TerreHumaine qui reste peut-être son plus beau témoignage d'engagement et de vertu ! pic.twitter.com/oGnQg1YuzH
— Philippe Charlier (@doctroptard) February 5, 2024
De Dieppe à l'Elysée, le grand homme est salué
En 2015, Jean Malaurie avait été fait Grand officier de la Légion d'honneur. Il avait également été décoré de la grand-croix de l’Ordre national du mérite, une très haute distinction qui visait à récompenser sa vie passée au service de la science et de la compréhension des hommes.
Il vivait depuis plusieurs années à Dieppe, dans un appartement face à la mer. Il aimait cette ville, historiquement liée aux grands explorateurs. Entre deux périples, Dieppe était son havre de paix.
La ville de Dieppe a salué ce mardi 6 février un "scientifique poète, qui invitait sans cesse à sortir des couloirs parfois trop étroits de la connaissance scientifique".
Le président de la République, Emmanuel Macron, lui a également rendu hommage ce mardi 6 février 2024. Dans un communiqué, l'Élysée salue "un homme qui sut oser, résister (...) Par son siècle d’aventure et d’écriture, Jean Malaurie incarnait, fort de sa sagesse et de son ardente soif d’idéal, une certaine idée de l’Homme. Avec sa disparition, le 5 février, la France perd un savant, dont la vie semblait un roman, dont les livres éclaircissaient la vie."
Ses cendres iront dans le Grand Nord
Jusqu'au bout, ce colosse intarissable à la voix forte et au regard d'acier s'est battu pour défendre le peuple Inuit. Il brandissait les dangers de leur extinction, et répétait sans relâche que leur environnement était menacé par le réchauffement climatique et les prospections pétrolières et gazières.
Du peuple Inuit, il dira jusqu'au bout : "ils sont ma véritable famille". À tel point que Jean Malaurie a toujours exprimé le vœu d’être enterré dans le grand Nord, "la terre des siens".
Après une crémation au cimetière du Père Lachaise, à Paris, son vœu sera exaucé puisqu'il rejoindra le "Grand Nord" auquel il a consacré toute sa vie. Ses cendres seront enterrées près de Thulé. Son esprit rejoindra son peuple de cœur.