Elle est sans doute l'écrivaine normande qui aura le plus marqué son époque. Annie Ernaux, Prix Nobel de Littérature en 2022, s'est vue décerner ce 10 décembre un doctorat d'honneur par l'Université de Rouen où elle était elle-même étudiante il y a 60 ans. Entretien.
Dans sa robe violette de président de l'Université de Rouen, Laurent Yon porte fièrement la distinction entre ses mains.
Un peu tremblant et de son propre aveu très ému, il s'apprête à décerner le tout premier doctorat d'honneur de la faculté... Une récompense qu'il remet entre les mains de l'écrivaine originaire, tout comme lui, de Lillebonne : Annie Ernaux.
Et c'est une Annie Ernaux elle aussi émue qui a pris la parole à la tribune quelques instants après la remise de ce prix.
Les études supérieures comme une revanche sur la vie
L'écrivaine est comme envahie par le souvenir de ces années déterminantes, à partir de 1960, où la jeune yvetotaise s'est inscrite en faculté de lettres à Rouen. Peut-être le tournant d'une vie pour celle qui deviendra plus de 60 ans plus tard... Prix Nobel de Littérature.
Durant ces années d'études, Annie Duchesne (son nom à l'époque) entre en résistance. En résistance contre l'ordre social établi et l'imperméabilité supposée des classes qui le constituent. Elle, fille d'un couple d'épiciers, refuse la fatalité de se tourner vers des études courtes, et la nécessité d'un gagne-pain trouvé rapidement.
Elle se détourne donc de la carrière d'enseignante qui lui était toute tracée, en claquant la porte de l'école normale. "Il y avait une absence de liberté d'esprit. C'était une simple inculcation de savoirs", explique-t-elle aujourd'hui.
"Je n'ai jamais eu d'ambition, sinon celle de faire des livres"
C'est donc sur les bancs de la faculté de Rouen, en lettres modernes, à l'époque située quartier Beauvoisine, que la jeune Annie découvre une forme toute nouvelle forme d'émancipation intellectuelle, en lisant Kafka, Proust, Camus ou encore Simone de Beauvoir.
Et très vite, elle en a le pressentiment. Sa raison d'être, c'est l'écriture. "Je n’ai jamais été dévorée d’ambition. Je n’ai même jamais eu d’ambition, souligne l'écrivaine, sinon celle de faire des livres."
À l’époque, ses camarades de l'Université, d'origine plus bourgeoise, lui font bien ressentir le fossé qui la sépare des autres : un patois normand trop rural, des intonations trop populaires... La langue parlée lui semble alors toujours stigmatisante.
"J'écrirai pour venger ma race"
Son échappatoire est toute trouvée : écrire. Comme elle le raconte dans ce documentaire France Télévisions "Annie Ernaux, je suis née quelque part", dont voici un extrait.
C'est donc durant ces années en lettres modernes qu'elle se fixe un cap : la littérature lui permettra de raconter les inégalités sociales. "J'écrirai pour venger ma race", rédige-t-elle dans son journal intime, alors qu'elle n'a que 22 ans.
Comme une préfiguration du futur style de l'écrivaine, et du genre très singulier auquel elle associera définitivement son nom : l'autobiographie sociale et qui lui vaudra, en 2022, un Prix Nobel de Littérature. Elle est à ce jour la seule autrice française de l'Histoire à s'être vue décerner cette récompense.
Ce genre littéraire sera pour elle une manière de parler de soi pour mieux parler de la société tout entière. Annie Ernaux le manie avec une plume volontairement brute, sans artifice ni euphémisme.
Un trait caractéristique de son écriture très appréciée par les quelque 200 étudiants de lettres modernes rassemblés lors de la cérémonie de remise de ce doctorat d'honneur.
Face à ces étudiants, l'octogénaire a voulu jouer la carte de la transmission. Une manière pour elle de laisser véritablement une trace, en insufflant à cette jeunesse l'esprit de liberté, et l'audace de vivre ses passions.
La question que je me suis toujours posée c’est : pourquoi je suis née, pour quoi faire ? Et il y avait beaucoup de choses que je n’étais pas capable de faire. Mais visiblement, il y en une que je sais faire : transmettre ma mémoire, transmettre ce que j'ai vécu.
Annie Ernaux, écrivaine
Et qui sait ? Peut-être que parmi ces jeunes amoureux des belles lettres se cache déjà... le prochain Prix Nobel de Littérature.