Alors que le 17 mai sonne la journée internationale de lutte contre les LGBTIphobies, le débat actuel sur la transition des mineurs secoue la société française, à commencer par ses médias. Face à des textes de lois visant à encadrer ces pratiques médicales, des associations, des militants, des familles et les jeunes trans eux-mêmes s'inquiètent.
Dans son rapport 2024, SOS Homophobie sonne l'alerte : les actes LGBTIphobes repartent à la hausse. L'association a reçu 2085 témoignages en 2023, contre 1506 en 2022, soit une augmentation de plus de 25%. Les hommes gays représentent la majorité des victimes, mais ce sont les atteintes aux personnes transgenres qui connaissent la plus forte augmentation en un an. Pour ces dernières, les actes recensés (rejet, insultes, discriminations, harcèlement, agressions physiques...) ont plus que doublé, passant de 277 en 2022 à 500 en 2023.
Nous ne nous tairons pas ! L’Inter-LGBT, 57 assos de toutes la France et plus de 140 personnalités dénonçons avec fermeté et colère le silence dans lequel les actes LGBTphobes en France sont en constante augmentation depuis le début d’année ! @GabrielAttal @gouvernementFR !
— Inter-LGBT (@InterLGBT) May 2, 2024
La transidentité est de fait au cœur de nombreux débats depuis quelques mois. En avril, les militantes Marguerite Stern et Dora Moutot publient Transmania, Enquête sur les dérives de l'idéologie transgenre, et affirment : "L'idéologie transgenre est en train de s’infiltrer dans toutes les sphères de la société. Elle se présente comme un simple mouvement pour les droits d’une minorité opprimée, pourtant, derrière les paillettes, se trouve un projet politique néfaste qui s’apprête à bouleverser notre rapport au réel…"
Dans le même temps, le groupe Rassemblement national enregistre une proposition de loi à l'Assemblée nationale, "visant à protéger les mineurs contre certaines pratiques médicales et chirurgicales en matière de 'transition de genre'". Un mois plus tôt, c'est le groupe Les Républicains au Sénat qui avait déposé sa propre proposition de loi "visant à encadrer les pratiques médicales mises en œuvre dans la prise en charge des mineurs en questionnement de genre".
Dans ce contexte, les personnes transgenres et le monde associatif s'organisent. Le 5 mai, près de 11 000 personnes ont manifesté pour dénoncer des discriminations et une "offensive transphobe", notamment politique et médiatique.
Le 5 mai est en train de dépasser toutes nos attentes ! Presque 20 villes dans toute la France et en Belgique s'apprêtent à se mobiliser ce weekend contre l'offensive anti-trans
— sasha anxty (@yeezlouise) April 30, 2024
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Mineurs et transitions de genre
Pour appréhender le contenu des propositions de loi, il importe de comprendre en quoi consiste une transition de genre chez les mineurs.
Un adolescent ou une adolescente transgenre peut accéder à deux formes de transition. La transition sociale d'abord, lui permet de changer de prénom (à l'état civil ou simplement dans son cercle social notamment à l'école), de pronoms, mais aussi de vêtements, de coiffure, de maquillage...
Une transition médicale est également possible mais davantage encadrée. Il s'agit principalement d'une prescription de bloqueurs de puberté, d'hormones, et dans de très rares cas, de chirurgie.
Dans un article publié en septembre 2023, des médecins du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, proposent un premier regard statistique sur les prises en charges médicales des enfants et adolescents.
Entre juin 2012 et mars 2022, ils recensent 239 patients transgenres et/ou en questionnement concernant leur identité de genre, ayant entre trois et 20 ans le jour de leur première consultation "identité sexuée". La moyenne d'âge de cette première consultation est de 14,5 ans.
Dans cette cohorte, 26 adolescents (soit 11% du groupe) ont reçu des bloqueurs de puberté avec un délai d'environ un an entre la première consultation et le début du traitement. L'âge moyen de ces patients était de près de 14 ans. 105 adolescents (soit 44%) ont reçu un traitement hormonal masculinisant ou féminisant, à partir de près de 17 ans en moyenne.
Seuls quelques patients ont eu recours à la chirurgie, dans la grande majorité après leurs 18 ans.
Vers l'interdiction des transitions médicales pour les mineurs ?
La proposition de loi des sénateurs du groupe Les Républicains comporte trois articles.
Le premier concerne la prise en charge de la dysphorie de genre* de patients de moins de 18 ans. Il stipule l'interdiction de prescrire des bloqueurs de puberté, des "traitements hormonaux tendant à développer les caractéristiques sexuelles secondaires du genre auquel le mineur s'identifie", et des opérations chirurgicales de réassignation sexuelle.
Tout traitement médical et hormonal de transition de genre est interdit pour les mineurs.
Proposition de loi du Rassemblement national
Le deuxième article prévoit des sanctions (deux ans d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende) pour les médecins qui contreviendraient au premier article.
Le troisième article s'intéresse à la pédopsychiatrie : "Une stratégie nationale pour la pédopsychiatrie est élaborée dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, puis révisée au moins tous les cinq ans, sous la responsabilité du ministère de la santé", annonce le texte. "Elle a comme objectif que tout enfant ou adolescent bénéficie, dans les meilleurs délais, des moyens lui permettant de retrouver un état de bien-être psychique contribuant à l'épanouissement de son développement, et des soins nécessaires."
La proposition de loi des députés du Rassemblement national ne comporte qu'un seul article : "Tout traitement médical et hormonal de transition de genre est interdit pour les mineurs." L'exposé des motifs qui précède cet article commence ainsi : "La mode sociétale du wokisme déferle sur la France, après avoir essaimé aux États‑Unis, en Angleterre et dans les pays nordiques depuis quinze ans. Elle touche tous les domaines de la vie quotidienne, allant dans le sens d’une déconstruction voire d’un déni de l’acquis des connaissances."
Une perte de chances et de temps
Si la prise en charge des mineurs transgenres a pu s'améliorer au cours des dernières années, de nombreux jeunes adultes n'y ont pas eu accès pour différentes raisons, (familiales ou géographiques notamment). Ils mesurent aujourd'hui, une fois leur puberté achevée, le temps perdu dans leur transition de genre. À 18 ans, Eliott (son prénom a été modifié) prend des hormones, de la testostérone, depuis le mois de février. N'ayant pas eu de soutien de sa famille dans son parcours, il a commencé son traitement médical à sa majorité : "C'était un soulagement, je n'en pouvais plus !" sourit-il. Il a fait son coming out* et entamé sa transition sociale il y a quelques années, mais il aurait aimé bénéficier des bloqueurs de puberté : "J'ai eu l'impression de perdre mon temps, je suis sûr de moi depuis des années et ça m'a fait pas mal souffrir parce que ce corps-là, ce n'était pas moi."
Quand j'ai commencé à avoir une voix masculine, ça m'a mis tellement en colère que je me mettais à crier pour me casser la voix.
PhilémonPersonne non-binaire de 26 ans
Nomi, militante au sein du collectif rochelais Le Boucan des paillettes, a entamé sa transition médicale à 33 ans : "Je vis mal le fait de m'en être rendu compte si tard, de ne pas avoir pu commencer plus tôt, ne serait-ce que pour ma voix, c'est mon principal handicap". Au sein de son association, elle rencontre beaucoup de jeunes personnes transgenres et s'inquiète des conséquences de cette loi : "Sur un plan médical, ça va créer un climat qui va faire que la personne va être dans une puberté qui ne lui correspond pas. Il y a très peu de chances que ce jeune revienne en arrière donc il va devoir faire plus d'efforts, recourir à encore plus de moyens pour annuler ce qui aurait pu, a minima, être mis en pause. C'est reculer pour mieux sauter."
Philémon est une personne non-binaire de 26 ans qui a également vécu sa puberté "comme une énorme souffrance. Je me rasais jusqu'au sang quand j'ai commencé à avoir de la pilosité faciale parce que je ne supportais pas de me voir avec", confie-t-il. "Quand j'ai commencé à avoir une voix masculine, ça m'a mis tellement en colère que je me mettais à crier pour me casser la voix, pour ne pas entendre ma voix grave." Ayant grandi à la campagne dans une famille très ouverte et bienveillante, Philémon n'a pas eu accès à des traitements pour bloquer sa puberté : "Si on avait eu les connaissances à l'époque, ça aurait été primordial que j'y accède, ça m'aurait changé la vie, j'aurais été beaucoup plus épanoui dans mon adolescence."
Comme son enfant, la mère de Philémon est bouleversée et en colère contre ces propositions de loi. Elvire est particulièrement inquiète des risques de transitions clandestines qu'une loi plus stricte pourrait engendrer : "Pour moi, c'est comme pour l'avortement, on n'empêche pas les gens de faire ce qu'ils veulent de leur corps", explique-t-elle. "Si on nous prive d'avortement on se remettra aux aiguilles à tricoter. Pour les personnes transgenres, soit leur santé mentale se dégradera, soit ça va se faire de manière clandestine avec des médicaments qui ne seront pas forcément contrôlés. Elles vont se mettre en danger."
Un texte à amender
Les sénateurs Philippe Mouiller (Deux-Sèvres) et Corinne Imbert (Charente-Maritime) font partie des cosignataires de la proposition de loi des Républicains. Ils affirment que ce texte est un premier jet, qui doit être nourri d'amendements au moment de son examen le 28 mai. "Moi j'ai cosigné pour dire qu'il y a un message à porte. Aujourd'hui il y a une accélération des transitions, et on considère qu'à un moment donné on rencontre trop de cas où des jeunes ou des familles regrettent leur conversion", affirme le sénateur des Deux-Sèvres.
"Je pense que ça mérite d'être mieux encadré parce qu'on voit aussi le nombre de demandes qui augmente de façon assez importante", estime pour sa part Corinne Imbert.
Tous deux considèrent que l'administration de bloqueurs de pubertés et d'hormones ne peut être totalement interdite, ils plaident plutôt pour "davantage de suivi et de préconisations." Philippe Mouiller demande par exemple de "repositionner dans la loi la création de comités de suivi avec un pédopsychiatre, un endocrinologue et un médecin traitant." En ce qui concerne les bloqueurs de puberté interdits avant 18 ans, il reconnaît notamment que le texte doit être retravaillé, dans la mesure où la puberté se produit bien avant la majorité.
La chirurgie est une ligne rouge pour les deux sénateurs, ils s'y opposent fermement.
#RiposteTrans à La Rochelle pic.twitter.com/SU8mQQTvYT
— Le coin des LGBT+ (@lecoindeslgbt) May 5, 2024
Un recul pour la santé mentale des jeunes transgenres
Clément Moreau, est psychologue spécialisé en santé trans et en neurodiversité, et coo rdinateur du pôle santé mentale de l’association Espace Santé Trans depuis 2016. D'après lui, les conséquences d'une telle loi sur la santé mentale des mineurs pourraient être dévastatrices.
" Depuis les années 2020, on a une explosion d'articles scientifiques qui en parlent. On sait aujourd'hui que la transidentité ne se diagnostique pas. C'est un enjeu d'autodétermination et d'accès à un consentement éclairé, c'est-à-dire que la personne se pose la question de son genre et finit par se dire, 'en fait, c'est ça ou c'est dans cette zone-là où j'ai besoin de réfléchir de ce côté-là', et se met en route dans une autodétermination."
En tant que psychologue, il rappelle son rôle : "permettre que la personne ait un consentement éclairé, c'est-à-dire de s'assurer que la personne comprend de quoi elle parle, comprend les conséquences de ce qu'elle demande, et comprend comment ça fonctionne. C'est le but."
Ayant suivi des dizaines de jeunes personnes transgenres, il apporte un regard éclairé sur la santé mentale de ce public. D'après son expérience, les jeunes qui ont accès à des soins endocrinologiques adaptés (avec leur aval et celui du médecin), "ont la même santé mentale que les jeunes de ce genre au même âge, les mêmes soucis, ils sont dans les échelles de dépression, ils ont le même niveau d'anxiété quasiment. Ces jeunes qui accèdent aux soins, ils vont aussi bien ou aussi mal que les autres adultes. "
Il alerte au contraire sur les risques que peuvent rencontrer des jeunes qui n'ont pas accès à ce parcours de soins : "On relève chez eux des taux de suicide, de tentative de suicide, d'automutilation, de dépression et d'anxiété beaucoup plus élevés. Il y a un vrai risque qui est caractérisé, qui a été chiffré."
Clément Moreau ajoute que cette privation de soin peut également entraîner des pertes de chances au niveau social et scolaire. Il alerte sur le taux de déscolarisation chez les jeunes trans : "La scolarité, c'est l'espace social, c'est l'espace public, c'est là où on existe dans son genre, parce que le genre, c'est social. Si on n'est pas en mesure de faire sa transition quand on en a besoin, on ne peut plus aller fréquenter ces espaces sociaux facilement. Vous perdez des années et des années de vie et de construction."
C’est un cheval de Troie, on commence par la transphobie, ensuite, c’est l’IVG, la lutte contre l’avortement, contre les droits des femmes, contre le mariage pour tous.
Marion CovilleSociologue et maîtresse de conférences à l'Université de Poitiers
"Une panique morale importée des États-Unis"
Face à l'emballement médiatique et politique autour des questions d'identité de genre, de nombreux observateurs font état d'une panique morale. Pour la sociologue Marion Coville, ce concept se définit par "une réaction collective disproportionnée, face à des pratiques ou des groupes sociaux qui sont la plupart du temps minoritaires, et qui vont être considérés comme une menace pour les valeurs ou les intérêts de la société."
Selon elle, le concept s'applique parfaitement aux débats qui agitent la société française et de nombreux plateaux de télévision depuis quelques semaines : "On prend un fait qui est 'les personnes trans s’organisent en collectifs et en associations pour s’accompagner les unes les autres' et on va transformer ça en 'les personnes trans forment un lobby extrêmement puissant capable de faire du prosélytisme et d’influencer, de transitionner nos enfants sans leur consentement.' On prend un petit bout de la réalité : les personnes trans existent et elles ont des associations, et on va le transformer en quelque chose qui n’a aucun fondement concret, scientifique, réel."
La sociologue s'alarme toutefois sur l'ampleur que peuvent prendre ces débats, et sur les conséquences sociétales qu'ils pourraient avoir. En plus de polariser progressivement la société française autour de ces questions, elle souhaite attirer l'attention sur les personnalités politiques qui souhaitent encadrer les parcours de transition des mineurs. "La transphobie est un sujet médiatique, c’est un sujet qui permet de faire parler, d’avoir une tribune, et quand on regarde les prises de position de la droite conservatrice et notamment de l’extrême droite, on est finalement sur un continuum de critique de tout ce qui va dans le sens d’un progrès social notamment du point de vue du genre", estime la chercheuse.
"C’est un cheval de Troie, on commence par la transphobie, ensuite c’est l’IVG, la lutte contre l’avortement, contre les droits des femmes, contre le mariage pour tous", conclut-elle. "C’est un écran de fumée."
*Un peu de vocabulaire…
LGBTQIA+ : ce sigle désigne les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queers, intersexes, asexuelles, et englobe le spectre des orientations sexuelles et identités de genre.
Une personne transgenre : une personne dont l’affectation sexuelle à la naissance est différente de son identité de genre.
Une personne non-binaire : une personne dont l’identité ou l’expression de genre n’est ni masculine ni féminine (exclusivement ou non).
Une personne cisgenre : une personne dont l’affectation sexuelle à la naissance est en adéquation avec son identité de genre.
Coming out : révélation volontaire de son homosexualité ou de son identité de genre.
Dysphorie de genre : détresse ressentie par une personne transgenre en raison de l’inadéquation entre son genre assigné et son identité de genre.
Mégenrer : attribuer à une personne un genre dans lequel la personne ne se reconnaît pas.
Dead name : prénom de naissance. Il est inapproprié de l’utiliser auprès d’une personne transgenre ou non-binaire qui a changé de prénom.