Pour garder le droit à son Allocation Adulte Handicapé, Pascal a fait le difficile choix de se séparer de son épouse et de vivre sous un autre toit. Il témoigne aujourd'hui alors qu'une réforme est en discussion au Sénat. Au coeur du débat, la place des personnes handicapées en France.
"Je ne triche pas mais je contourne la loi, en fait. Pour moi, il était inconcevable de vivre aux crochets de mon épouse." Pascal n'a rien à se reprocher. Loin de là. Mais c'est bien la règlementation française qui l'a officiellement obligé à divorcer. "Officiellement", car dans les faits, il ne s'est jamais séparé de sa femme. C'est pour cette raison qu'il témoignait sous couvert d'anonymat la semaine dernière dans les colonnes de nos confrères de La Nouvelle République. "Je suis dans les clous, mais pour vivre heureux, vivons cachés", nous confie-t-il au téléphone.
Pascal vit en fauteuil depuis qu'il est enfant, à cause d'une méchante maladie. Marié en 1986, il sera bientôt l'heureux papa de jumeaux, puis d'un troisième enfant. Mais quand "les petits sont partis du nid", le calcul des ressources familiales a drastiquement changé et Pascal ne pouvait plus toucher l'AAH, l'allocation adulte handicapé. Dans les textes, vous ne pouvez plus y prétendre si votre conjoint touche plus de 1630 euros par mois. Le sentiment d'injustice est tellement fort qu'il prend alors une décision radicale : il divorce, "officiellement", et il s'installe dans un nouveau logement. C'est une question de principe.
"On se bat contre un texte mais aussi contre des idées un peu archaïques"
"L’AAH est à 902 euros par mois, on ne va pas devenir richissime grâce à ça, mais c’est au moins une partie du loyer de payée, du budget nourriture et de tout le reste. Si j’ai envie d’aller boire un café quelque part, je n’ai pas envie de devoir demander dix euros à ma femme. Ça me parait évident", explique-t-il.
Alors quand Sophie Cluzel invoque devant le Sénat le 18 février dernier l’article 220 du code civil sur la solidarité entre époux, Pascal a tendance à s'agacer. "La solidarité nationale ne saurait être pensée en dehors de toute forme de solidarité", soutient la secrétaire d'État aux Personnes Handicapées, "parce que le foyer est la cellule protectrice de notre société, la solidarité nationale doit s’articuler avec les solidarités familiales parce que c’est le fondement-même de notre système que d’assurer la juste redistribution de l’effort de solidarité vers ceux qui en ont le plus besoin, il est légitime de tenir compte de l’ensemble des ressources du foyer des bénéficiaires".
"On se bat contre un texte mais aussi contre des idées un peu archaïques sur l’attribution de cette allocation. Madame Cluzel dit que, puisque c’est versé par la CAF, que c’est une allocation familiale, le conjoint doit être solidaire. Mais à ce moment-là, on peut dire aussi aux femmes de retourner dans leurs foyers et leurs hommes vont leur emmener à manger. C’est d’une autre époque.
Et le Deux-Sévrien, qui "ne se plaint pas", pense surtout à toutes les personnes clouées dans un fauteuil qui n'ont pas la chance d'avoir sa stabilité familiale. "Ça engendre aussi éventuellement une dépendance psychologique et morale et il y a des personnes handicapées qui en souffrent avec, parfois, des risques de maltraitance", explique-t-il, "même si le plafond était à 10.000 euros, ça arrangerait certes beaucoup de gens et moi le premier, mais il y aurait quand même cette notion de dépendance financière".
"Pour l'instant, le gouvernement n'y est pas favorable."
Il aura fallu la mobilisation de tout le milieu associatif et des militants engagés sur la question du handicap, pour que le Sénat réactive ce dossier épineux que la classe politique n'a jamais voulu traiter sérieusement. En septembre 2020, une pétition lancée sur la plateforme de l'assemblée (pétitions.sénat.fr) recueille plus de 107.000 signatures. L'objet de cette pétition était justement "la désolidarisation des revenus du conjoint pour le paiement de l’AAH".
En janvier 2021, c'est le sénateur des Deux-Sèvres, Philippe Mouiller qui est désigné rapporteur de cette proposition de loi. Il connait bien ce dossier du handicap. Il se trouve que les parlementaires planchent depuis quelques temps sur l'éventualité d'un revenu universel d'activité et, surtout, sur la création d'une cinquième branche de la sécurité sociale sur les risques liés à la dépendance et la perte d'autonomie. Il y a donc une fenêtre pour remettre la question de l'AAH sur le tapis.
Sur le fond, selon le sénateur, il s'agit de redéfinir la nature de cette allocation. S'agit-il d'un minima social comme le RSA ou d'une compensation financière ? "La difficulté depuis le début pour les personnes handicapées, c’est que ça n’a jamais été tranché", explique Philippe Mouiller, "je pense qu’il y a une logique qui tourne vers la compensation. Notre boulot, ça va être de donner une orientation politique sur la nature de cette aide, car pour l’instant le gouvernement n’y est pas favorable. La question, c’est est-ce que la France peut continuer à conserver des situations intenables comme celle qui est exprimée et ensuite, puisqu’on se lance clairement dans une politique de gestion de l’autonomie avec une nouvelle branche de la sécurité sociale, est-ce que ce n’est pas l’occasion de s’en préoccuper". Peut-être sauf que, comme toujours, la question est aussi budgétaire.
En réalité, l’AAH aujourd’hui, c’est onze milliards d’euros, mais on estime cette mesure entre 500 et 750 millions d’euros supplémentaires. Ce qui n’est pas négligeable. Mais si le Sénat prend position, ça donne un signe extrêmement fort et ça va être compliqué pour le gouvernement de l’ignorer, surtout qu’on arrive dans des périodes importantes d’échéances électorales. La pétition a donné lieu à une accélération de l’instruction de ce dossier, à mon avis, il faut qu’il y ait la même mobilisation au niveau de l’Assemblée Nationale.
"C'est dommage qu'on ne puisse pas avoir un débat de société là-dessus."
Malgré tout, Philippe Mouiller n'écarte pas les difficultés de mise en application d'un tel texte. Selon lui, cette question de "déconjugalisation" pourrait bénéficier à beaucoup (126.000 personnes selon ses chiffres) mais nuire à d'autres selon les situations familiales (44.000 toujours selon ses données). À dire vrai, en février dernier, la présidente de la commission au Sénat, Catherine Deroche constatait qu'"aucune étude d’impact approfondie n’a été réalisée faute de données disponibles. Nous avons été assez surpris de cette difficulté des différents organismes à produire des données dans les délais compatibles avec l’examen du texte".
Car le péché originel, selon Laurent Lejard, rédacteur en chef du site Yanous.com spécialisé sur les questions du handicap, est bien ce déni de la société française vis à vis de ses concitoyens en fauteuil ou avec une canne blanche. "Ce que demande de longue date les associations nationales, APF, France Handicap ou l’ADAPEI, c’est de considérer l’allocation adulte handicapé comme un revenu d’existence qu’on peut qualifier de compensation du handicap", explique le journaliste, "les autres minimas sociaux renvoient à une situation subie et normalement transitoire. Le handicap, lui, il est acquis".
Mais en France, on n’a pas ce débat philosophique sur ce que signifie de vivre avec un handicap significatif dans ce pays et de vivre en couple avec ce handicap. La question telle qu’elle est posée, elle n’est pas philosophique ou politique, elle est politicienne et somme toute assez mesquine. C’est dommage qu’on ne puisse pas avoir justement un débat de société là-dessus pour que le statut et la place des personnes handicapées soient pleinement reconnus. Plus on parle de société inclusive, plus j’ai le sentiment qu’on est dans une société d’exclusion.
"Moi ce que je souhaite, c’est de me remarier. On serait quand même plus tranquille si on vivait sous le même toit et si on avait une vie normale" conclue Pascal. On a forcément un peu de mal à comprendre pourquoi au XXIe siècle un citoyen français se pose encore une telle question.