Nicole Carreño-Lucas n'est plus. Le marché des Capucins a perdu une de ses égéries. La vendeuse des quatre-saisons, figure voire "grande gueule" du quartier, nous a quittés à l'âge de 79 ans. C'est un peu l'âme du ventre de Bordeaux qui s'en est allée.
"Claudia Chou-fleur", c'est parfois comme ça qu'elle se présentait dans les années 90. A l'époque des top models sur les podiums, Nicole Lucas et son parler "bordeluche" régnaient alors sur les étals de la rue Elie Gentrac, LE point névralgique du marché des Capucins.
Pendant 50 ans de sa vie, selon l'humeur du jour, elle emplissait l'espace de sa voix et chacun en prenait pour son grade. S'adressant à une bourgeoise de Caudéran comme à sa voisine de charrette, les réflexions de "Nini" pouvaient parfois être lapidaires, mais souvent bien vues. Teintées d'humour la plupart du temps, de grivoiseries presque toujours ! De quoi faire rougir ou pester la victime, et faire rire, bien-sûr, toute l'assistance. "Je peux pas vivre sans le marché", c'est ce qu'elle disait haut et fort. Et c'est vrai que c'était toute sa vie.
Politique et parler "bordeluche"
Comme dans tous les marchés de France, les Capucins était le lieu idéal pour prendre la température sur l'actualité du moment. Ce qui n'échappait pas aux hommes politiques locaux qui s'y montraient régulièrement, au gré des campagnes électorales mais pas seulement. Ainsi, Nicole Lucas eut-elle son moment politique en se présentant sur la liste d'Alain Juppé aux municipales de 2008. Même si c'était en fin de liste, elle savait apprécier le symbole d'un de ses favoris à la mairie, comme l'était, avant lui, Chaban-Delmas...
Car la politique, savoir taper du poing sur la table, c'était aussi son quotidien, au marché quand elle prenait la parole, pour représenter ses collègues. Mais là, point de langue de bois, elle avait son franc-parler ! Ici on l'appelle le "Bordeluche", ces expressions imagées et colorées qui fusent de charrette en étal et qu'on répètent en pouffant. Guy Suire, décédé en juin dernier, en avait décrit quelques-unes dans son ouvrage "Pougnacs et margagnes, dictionnaire définitif du bordeluche" (Mollat éditions).
Comme elle, il était un descendant d'émigrés espagnols, fuyant la guerre civile et échoués à Bordeaux. Il l'avait même fait monter sur les planches dans une pièce de théâtre qu'ils avaient co-écrit, "J'ai pas tout dit", en 2008 au théâtre de la lucarne.
"Elle m'appelait Ma Biche..."
L'auteur et scénariste de BD bordelais Christophe Dabitch, évoque lui aussi avec tendresse Nicole Lucas qu'il avait rencontrée et avec qui il avait une relation particulière. Ainsi, il parlait de son parcours dans les pages d'un livre (Géographie du ventre, le marché des Capucins, edi ), au cours d'un long reportage pour France 3 Aquitaine mais aussi d'un documentaire (Faut pas rêver) consacré aux charrettes des marchés.
"On avait une relation assez tendre et chouette, je la voyais très régulièrement. Elle m'appelait "Ma Biche..." évidemment ! C'est quelqu'un que j'aimais beaucoup parce qu'avec toute sa rudesse, sa gentillesse, c'était une écorchée. Hypersensible aussi à cause de son histoire personnelle".
C'est quelqu'un qui s'est fait dans la rue, qui était petite, qui n'avait pas un physique avantageux. Il a fallut qu'elle s'impose par la voix, en parlant haut.
Christophe Dabitch, auteur et scénaristeRédaction web France 3 Aquitaine
Sa façon de parler ? "c'était assez ouvert, sans filtre, ça sortait comme ça sortait raconte Christophe dans un sourire.
Pour lui, c'était surtout une voix des Capucins qui n'est pas la voix des riches commerçants. "Elle a dû s'imposer socialement par rapport à des figures, plus de notables. Que ce soit la famille Brunet, d'autres familles des Capucins, elle était à côté..."
C'était aussi la voix de l'immigration, des familles espagnoles qui avaient fuit la guerre civile dans les années 30, "des familles nécessiteuses à qui ont avait donné ce droit des charrettes qui se transmettait uniquement dans la famille".
L'écriture de son livre, c'était en 1995, le point de bascule dans l'histoire du quartier et du marché. La fin d'une époque puisque le marché quittait la rue Elie Gentrac pour prendre place sous la halle comme on le connaît aujourd'hui.
Depuis, Christophe croisait Nicole de temps en temps car il habite le quartier. Mais beaucoup moins depuis qu'elle avait déménagé, sa retraite et la maladie. Si l'auteur est bien-sûr triste aujourd'hui, il parle avec affection et respect de cette petite femme pleine de vie et d'histoires. De celles qu'on est heureux d'avoir croisées un jour dans sa vie.
Hommage
La mémoire de Bordeaux avait partagé en juin 2021, une interview dans laquelle elle faisait un retour sur son parcours, intimement lié au destin du marché des Capucins.
Les obsèques auront lieu mercredi 9 Novembre, à 15 heures en l'église St Nicolas a Bordeaux et l'inhumation à 16h au Cimetière la Chartreuse à Bordeaux