Bordeaux : le street art de plus en plus courtisé

Les graffeurs se sont fait une place dans le monde très sélect de l’art contemporain. Longtemps considéré comme illégal, le street art est aujourd’hui courtisé par certaines galeries et musées. Une tendance mondiale à laquelle n'échappe pas Bordeaux.


Il est 9 heures du matin dans une petite rue nichée derrière l'hôpital Saint-André de Bordeaux. Veste en cuir sur le dos, le trentenaire quadrille un pan de mur fait d’un panneau de bois. Un ancien commerce dont l’entrée a été condamnée. « J’aimais beaucoup les vieilles typo d’enseigne qui étaient au-dessus et qui étaient à demi-effacées ». Un théâtre d’expression parfait pour Matth Velvet.

La pluie commence à tomber, esquisse en main, il s’attaque à son œuvre.  « J'ai composé une image qui me plaisait et je l’ai réduite en huit couleurs pour que ce soit assez facile après à reproduire », explique Matth Velvet. Il peut désormais tracer les grandes lignes de ce qui deviendra une grande peinture murale. On reconnaît le style de Matth Velvet entre tous. Très graphique. Très coloré. Une image figée recréant le mouvement. Son thème de prédilection le trop-plein d’objets, la place qu’on leur accorde consciemment ou pas. 
 


Pas de bombe aérosol. L’artiste est muni d’un pinceau qu’il trempe dans de l’acrylique, une technique qui « joue sur la perception du travail » reconnaît-il. « A une époque, il y avait du vandalisme, mais je vois qu’il y a des artistes qui n’ont peut-être pas la possibilité de s’exprimer et là ils ont justement un théâtre d’expression qui leur permet de faire des choses extraordinaires », se réjouit un habitant du quartier à la retraite. 
 

Un art toujours illégal mais mieux toléré

Matth ne se cache pas, mais il le sait, il pourrait être stoppé par la police si elle venait patrouiller dans le secteur. « Peindre sans autorisation sur un mur qui ne vous appartient pas ça reste un délit donc amende, garde à vue, confiscation du matériel, mais aujourd’hui voilà, ils font partie du paysage culturel », explique Pierre Lecaroz, président de l’association Pôle Magnétic. Interdit donc, mais de mieux en mieux toléré. Les temps changent. « C’est moins tabou, il me semble qu’il y a même certains qui les recommandent pour venir combler des murs un peu délabrés », observe un passant.
 

Les pouvoirs publics s’y mettent !

Des graf « recommandés », voire carrément « commandés » par les pouvoirs publics. À Villenave-d’Ornon, près de Bordeaux, l’arrivée du tram a métamorphosé la ville, mais pas que. Une fresque de 600 m2 a récemment vu le jour sur un bâtiment en partie occupé par Orange. 

« Ce projet a d’atypique qu’il intègre la commande artistique publique par Bordeaux Métropole, intitulée « l’art dans la ville », explique Pierre Lecaroz. 


"Ça s’est fait dans la concertation avec des riverains, mené par la FAB (La Fabrique de Bordeaux Métropole). Il y avait énormément d’enjeux sur ce projet : la perception par les habitants de la commune de ce bâtiment qu’ils vivaient comme une verrue visuelle, et aussi les contraintes topologiques du bâtiment avec du crépi, des décrochés, des fenêtres". Pierre Lecaroz leur a donc fait plusieurs propositions : "J’ai fait une sélection artistique, au regard des contraintes techniques du bâtiment". "Il a donc fallu s’orienter vers des fresques plutôt abstraites. Tout ce qui était figuratif n’était pas envisageable pour ce gendre de support. Donc j’ai fait trois propositions aux riverains, ils ont voté et après le projet a été présenté aux élus qui eux aussi ont voté. Et finalement, c’est la proposition de Stéphane Carricondo qui a été retenue". 

La fresque a coûté 50 000 euros, elle a été financée par Bordeaux Métropole. Elle fait partie aujourd’hui des étapes des différents circuits touristiques dédiés au street art. Des circuits de plus en vogue dans les métropoles du monde entier, et dans lesquels les villes se sont fait une place.

 

« Le prix de vente de ses toiles a doublé en cinq ans »

Voilà quelque temps maintenant que des artistes de rue se sont mis à produire des œuvres « indoor ». Leur support change, du mur, on est passé à la toile. Une production qui se retrouve dans les galeries d’art. Certaines se sont même spécialisées. C’est le cas de Magnetic Art Lab créée par l’association pôle Magnétic aux Chartons déjà connus pour son « mur » dédié au street art. Dans le même quartier on trouve aussi l’art urbain à l’honneur à la Cox GalleryD’autres ont fait le choix de panacher, c’est le cas de la galerie DX aux Quinconces. Marie-Christine Dulucq l’a fondée il y a dix ans. « Le choix du street art n’a pas été fait d’emblée », explique-t-elle. 

«Il nous est apparu que le street art devait être représenté puisque dans ce fatras de propositions de production, il y avait des artistes qui à notre sens avaient tout à fait leur place ». 


Il y a cinq ans des graffeurs ont donc fait leur entrée chez DX. « Nous avons deux artistes de street art (Jef Aérosol et KRM) de la même manière que certaines galeries qui présentent de l’art contemporain proposent JR, Ernest Pignon EsrnestJonOne ». Reconnaissable à sa petite flèche rouge qui se balade sur bon nombre de ses toiles, Jeff Aérosol, est donc visible en ce moment aux Quinconces. C’est l’un des premiers street artistes français, connu depuis les années 1980. L’artiste n’est pas Bordelais, mais son travail est visible dans les rues Vous avez déjà peut-être aperçu le visage de cette petite fille graffé sur un gigantesque mur à l’entrée de l’hôpital Pellegrin. C’est lui. Aujourd’hui, ses toiles se vendent deux fois plus cher qu’il y a cinq ans. Chez DX, elles se vendent 7 000 euros, 8 000 euros, parfois jusqu’à 9 000 euros.

« Dans le street art, il y a pléthore de production, de qualité extrêmement variable, c’est pour ça que c’est un monde assez difficile. Ceci étant, il y a un passage de certains street artistes vers l’art de la galerie et parmi eux il y a quand même certains qui arrivent à avoir une vraie réflexion quant à la production d’une œuvre d’art ». 


On comprend bien que les graffeurs ne se sont pas fait facilement une place dans ce monde très fermé de l’art contemporain. « Le monde de l’art contemporain n’accepte pas le street art que l’on rencontre partout et qui n’a pas une vraie démarche artistique », admet Marie-Helene Dulucq.
"Le profil des acheteurs est très variable, de mon expérience, c’est un public qui est le même que celui des autres formes d’art", explique la galeriste. "Aujourd’hui, les amateurs d’art sont très ouverts. Ils pourront acheter certains street artistes comme des œuvres d’art contemporain, je ne pense pas qu’il y ait une population qui n’achète que du street art, et c'est des gens de tous âges et de toutes les générations », précise Marie-Helene Dulucq.
 

Graffeurs en résidence

Matth Velvet est actuellement exposé à l’Institut Bernard Magrez. Pendant trois mois, le musée lui a offert une résidence : un lieu de création lui a été réservé au dernier étage du château Labottière, trois mois de création avant l’exposition. L’artiste a troqué l’acrylique pour la peinture à l’huile, les murs pour des toiles, ou des portes de placard, on ne se refait pas. 

« Ça m’offre la possibilité de construire un discours assez complet, de faire un chemin de pièces et d’œuvres qui une fois mises toutes ensemble racontent quelque chose », explique Matth tout en apportant les derniers détails d’un tableau nommé « Standard Club », œuvre éponyme de l’exposition. « C’est un peu une histoire et ça, c’est quelque chose que je n’ai pas trop eu l’occasion de faire auparavant, ou alors peu de fois ».


« L’aspect musée, institut ça m’a bien plu, car ça déconnecte un peu du circuit galerie classique », dit l’artiste designer industriel de formation. « Mais sinon, c’est vrai que c’est des démarches qui me surprennent dans la mesure où les artistes qui ont travaillé dans la rue sont, peut-être pas omniprésents, mais très présents en tous les cas, dans tous les différents circuits de l’art contemporain ».
Pour afficher un discours et un propos, la rue ne suffirait-elle plus ? « Dans la rue, je traite un discours, un propos, selon le contexte du mur. Là, c’est l’occasion dans un espace vierge de concentrer le discours uniquement sur les pièces qui sont réalisées et pas sur leur environnement direct », précise Matth qui reconnaît par ailleurs que son travail en extérieur a une influence sur sa manière de peindre en indoor, plus que l’inverse. 

« Développer des manières de peindre vite dans la rue, ça peut amener des astuces d’efficacité que je vais ensuite réinjecter dans le travail d’atelier ».


Est-ce que ce genre de résidence puis d’exposition permet de mettre du beurre dans les épinards ? « C’est vrai que ce genre d’opportunité, c’est intéressant aussi dans la mesure où oui ça permet d’enclencher un pas dans quelque chose de nouveau pour moi, qui sort des choses en extérieur », explique Matth Velvet. On n’en saura pas plus. Même si tous les spécialistes le disent, une œuvre prend de la valeur lorsqu’elle est exposée dans un musée reconnu.
 
 

L’Institut Culturel Bernard Magrez bientôt n°1 du street art en France ?

Partout dans le monde, les expositions dédiées aux artistes de rue font un carton. On se souvient de « Légendes urbaines » aux Bassins à Flots : 50 000 visiteurs, un vrai succès. Avec l’univers poétique de Seth, l’Institut Bernard Magrez avait comptabilisé 150 000 entrées (dans la vidéo ci-dessous).
« Ces artistes qui peignaient des fresques se sont mis à peindre des formats plus petits sous forme de tableaux », explique Aurélien Desailloud directeur artistique de l’Institut Bernard Magrez, "et à partir du moment où ces tableaux sont sortis, on a des collectionneurs qui s’y sont intéressés, des maisons de vente, et du coup il y a un marché de l’art qui s’est créé autour de ces jeunes artistes, jeunes et moins jeunes d’ailleurs car maintenant les artistes des années 1980 commencent à avoir de la bouteille ». Est-ce un effet de mode ? 

« J’entends parler d’effet de mode du street art depuis maintenant 15 ans, que ça va redescendre, que ça va retomber, non ce n'est pas un effet de mode"


"C’est juste un nouveau courant, il y a eu les impressionnistes, le réalisme etc, là on est sur un courant street art avec plein de palettes différentes. Certains font de l’abstrait, d’autres font du pochoir, ou de la sculpture. Voilà, c’est vraiment un courant qui s’impose, et qui s’impose de plus en plus maintenant dans les salles de vente », ajoute Aurélien Desailloud.
Mais quel monde a influencé l’autre ? Les musées s’y sont intéressés, car le street art se faisait une place dans les salles des ventes ou est-ce l’inverse ? Pour Aurélien Desailloud, « C’est cette reconnaissance qu’il y a eu au niveau des institutions (musées) qui s’est ensuite répercutée sur le marché de l’art ». Exemple à l’appui : « Quand vous avez un artiste qui est vu par un million de personnes à Beaubourg sur une exposition, quand vous avez une vente aux enchères ensuite et bien ça fonctionne tout de suite très très bien ».

« Le street art fait appel à des références accessibles à tous et du coup, on a plus de visiteurs, car c’est plus accessible qu’une exposition d’art contemporain très brut et très compliqué d’accès ». Du coup, on a plus de monde sur des expositions de street art, parfois ça peut passer du simple au double au niveau de la fréquentation, car on va réussir à toucher un public beaucoup plus large et plus jeune aussi. On a des adolescents qui viennent au musée parce qu’ils vont voir des artistes qu’ils ont repéré sur Instagram ou dans la rue. Et c’est des choses qui les touchent encore plus que des artistes majeurs mais qu’ils ne connaissent pas ».


« Nous, avec monsieur Magrez, on a comme objectif d’être la référence nationale du street art à partir de l’année prochaine", annonce le directeur artistique. "Ça fait maintenant deux ans qu’on organise des expositions vraiment de haut niveau, qu’elles soient collectives avec des artistes internationaux ou en « solo show » comme avec Seth ou JonOne qui va bientôt arriver. On pense que c’est un pari qui fonctionne bien et c’est dans l’ADN en plus de la collection de Bernard Magrez ». Pourquoi cet objectif de vouloir être le numéro 1 du street art ? "Parce qu’on est l’institut culturel Bernard Magrez et c’est notre objectif d’être toujours les plus forts et les meilleurs ». Est-ce à dire que pour être leader aujourd’hui, il faut se consacrer au street art ? " Non pas forcément, mais nous, avec Bernard Magrez, on essaie de monter les expositions avec la plus grande envergure dans le street art et du coup, on essaie d’être la référence du street art en France". 

Faut-il craindre une dérive commerciale voire même sensationnaliste. On se souvient de l’œuvre de Banksy qui s’était autodétruite au moment de sa vente aux enchères. Parallèlement, on retrouve les œuvres de cet artiste internationalement connu sur des mugs vendus en ligne. Vivons-nous les prémices d’une dérive purement commerciale ? « Il y a la même crainte purement commerciale qu’un mug Maggritte ou une affiche Rembrandt », rassure Aurélien Desailloud. « À partir du moment où vous avez quelque chose qui fonctionne vous avez des gens qui essaient de gagner de l’argent dessus et qui en font du commerce. Donc c’est faire un mauvais procès au street art que de dire que c’est un courant qui est plus susceptible d’être touché par le marché et toutes ces économies mercantiles ». 

Le street art en haut de l'affiche > le reportage qu'il faut voir pour comprendre est ici ►
 
 
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité