" Pas de pénurie de masque ", affirme la direction. En face, certains personnels s'interrogent sur l'utilisation de masques faits maison. D'autres affirment porter le même masque chirurgical (parfois périmé) pour deux opérations. Le CHU a également été mise en demeure par le collectif Inter Blocs.
« C’est mieux que rien », une phrase qui revient dans la bouche de plusieurs personnels du CHU de Bordeaux et qui résume bien la situation lorsqu’on évoque ces masques faits maisons et dont les photos circulent sur les réseaux sociaux. Des masques fabriqués à coups d’agrafes avec un tissu non tissé utilisé pour la stérilisation du matériel et qui est porté par une partie du personnel non soignant de l’hôpital. C’est-à-dire le personnel en 2e ou 3e ligne.
Parallèlement un collectif est lui aussi monté au créneau. Un collectif national nommé Inter Blocs. Il a mis en demeure plusieurs CHU de France dont celui de Bordeaux. Il demande des masques FFP2 pour les infirmiers de bloc lors des opérations à risque. C’est-à-dire " toutes celles n’ayant pas été précédées par un test du patient au covid 19."
De son côté, la direction affirme que " depuis le début de l’épidémie, la gestion des approvisionnements et des stocks des différents types de masques par les équipes du CHU de Bordeaux permet de ne pas être en pénurie ". Une gestion sous forme de rationnement. Est-ce sans conséquence ?
Des masques « faits maison »
Certains s’inquiètent sur leur niveau de protection. D’autres craignent qu’ils viennent à manquer. C’est dire si ces masques, dont nous avons pu nous procurer une photo, rassurent autant qu’ils inquiètent. Preuve, s’il en fallait une, qu’en période de crise les situations sont complexes, les avis parfois divers. Une mosaïque dans laquelle les personnels hospitaliers naviguent en faisant pour le mieux avec les moyens du bord.
Marie *, travaille dans un des services de stérilisation du CHU de Bordeaux. Elle porte un de ces masques tous les jours. " C’est mieux que rien même si ce n’est probablement pas aux normes ", résume-t-elle. Elle a droit à deux masques par jour. Pour elle, " le risque, il est surtout dans la zone de conditionnement du matériel qui a été désinfecté, puisque passent dans cette zone aussi bien le personnel de stérilisation que des personnes venant d’autres services ".
Ces masques sont fabriqués justement par les services stérilisation du CHU de Bordeaux. Ce ne sont ni des masques FFP2, ni des masques chirurgicaux. Ils sont réalisés avec une sorte de tissu non tissé normalement utilisé pour stériliser du matériel médical. Agrafées à des liens, ces feuilles sont ainsi transformées en masques. Ils sont ensuite dispatchés au personnel qui n’est pas en première ligne. Selon Marie, le service de stérilisation de Pellegrin fabriquerait à lui seul 500 à 700 masques par jour, parfois jusqu’à 1000. Pour Force Ouvrière, le nombre officiel de masques fabriqués par Pellegrin et Haut-Lévêque réunis serait de 1200 par semaine.
"Ils sont portés par du personnel travaillant dans le service de stérilisation, aux admissions, en cuisine, par des représentants du personnel pour se déplacer, certaines secrétaires médicales, certains personnels de la direction générale à Talence ", détaille Pascal Gaubert, secrétaire général FO du CHU de Bordeaux. Certains d’entre eux sont donc en contact avec des futurs patients (secrétariats), avec des médecins, avec le matériel envoyé dans les différents services du CHU (stérilisation), avec les repas servis aux patients et/ou personnels (cuisine).
(*) tous les prénoms ont été changés.
Pas assez de masques homologués
" Ces masques ont été fabriqués car il n’y a pas assez de masques homologués distribués par la direction ", explique Pascal Gaubert. « On ne se plaint pas parce que si on avait pas ça, on n'aurait rien. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient là où la direction a pêché. En attendant d’avoir, ou pas, tous de vrais masques chirurgicaux, qu’est-ce qu’il va se passer si le service stérilisation n’est plus en capacité de fabriquer ces masques lorsqu’ils reprendront une activité normale ? », interroge le syndicaliste.
Un CHSCT a eu lieu ce jeudi. La direction aurait assuré aux syndicats que le service de stérilisation continuerait à fabriquer ces masques au moins jusqu’au 10 juin. " Ils ont été validés par la Société Française des Sciences de la stérilisation, dixit la direction du CHU de Bordeaux, comme étant fiable à 95%. ", conclut Pascal Gaubert résigné.
" Vaut mieux acheter des masques à Carrefour ", dit de son côté Alain Es-Sebbar secrétaire général de la CGT Pellegrin. " On a fait une demande à la direction pour nous montrer les tests sur ces masques, on attend toujours les résultats, et on a fait un courrier à l’Agence Régionale de Santé ". Le représentant syndical admet que " C’est compliqué avec ces masques, tout le monde prend la fuite. On a posé la question au CHSCT, mais nous n’avons pas eu de réponse."
Le Chu de Bordeaux n’est pas le seul à avoir recours à ces masques. " Il y en a aussi chez nous ", explique Philippe Dabadie, ancien patron des urgences du CHU de Bordeaux qui travaille aujourd’hui comme anesthésiste réanimateur à l’hôpital de Bergerac. " Ces masques, je n’y crois pas. Tout ce qui est fait maison n’est pas garanti. Chez nous, à l’administration, ils en portent aussi. Mais lorsqu’ils nous croisent, nous les médecins, ils ont peur de se choper le covid. Ils ont tout compris, mais ils n’ont pas autre chose ".
La direction du CHU de Bordeaux, elle, " se félicite de cette initiative des équipes de la stérilisation qui permet d’apporter à certains professionnels de l’établissement le niveau de protection requis." Ces masques ont été fabriqués pour " anticiper d’éventuelles tensions " et sont selon elle " tout à fait conformes aux normes de protection nationale. " " Ils ont été distribués à compter du 25 mars aux professionnels pour lesquels les services de l’hygiène et de la santé au travail ont validé le port de ce type de masques, compatible avec leur poste de travail. "
Ce que dit la Société Française de l’Hygiène Hospitalière
Une étude menée par la Société Française des Sciences de la stérilisation (SF2S) et la Société Française d’Hygiène Hospitalière (SF2H), concernant les matériaux utilisés en alternative pour la confection de masque, est parue le 21 mars dernier.
Elle évoque ces " feuilles de stérilisation non tissées utilisées pour l’emballage et le maintient de l’état stérile des produits utilisés." Des feuilles qui laissent passer l’air mais pas les liquides. Leur pourcentage d’efficacité varierait entre 95,4% et 99% selon le modèle et le fournisseur, mais à l’état de feuille, pas lorsqu’elles sont utilisées comme masque.
" Si les feuilles de stérilisation répondent à un système normatif, les masques fabriqués à partir de ces feuilles ne répondent pas à une norme. Leur efficacité dans le cadre de la norme NF EN 14683 ne peut donc pas être garantie ", est-il expliqué dans cette étude.
Ainsi, " la SF2S et la SF2H recommandent que les masques confectionnés par les établissements ou par des tiers soient d’ores et déjà proposés dans les indications suivantes : pour le personnel hospitalier présentant des symptômes respiratoires non présent dans les services de soins et non au contact de patients, lors de déplacement en dehors des services de soin selon les éventuelles préconisations de l’établissement, et pour les patients Covid19+ en retour à domicile, et dans le respect des recommandations de la SF2H ".
L’étude précise que " pour être efficaces les masques doivent pouvoir être ajustés étroitement sur le nez, la bouche et le menton de la personne qui la porte ". Un modèle de masque est même proposé en annexe de cette note sous la forme de tutoriel en vidéo. Le voici, ci dessous.
Mise en demeure d’Inter Blocs
En proie donc à des critiques locales, la direction fait aussi face à une mise en demeure d’un collectif national nommé Inter Blocs dont le responsable de la communication, un infirmier de bloc nommé Grégory (il ne souhaite pas en dire plus sur son identité), revendique « plusieurs centaines d’adhérents ». L’association représente les infirmiers de bloc opératoire diplômés d’Etat (IBODE) et les infirmiers diplômés d’Etat (IDE) exerçant au bloc. Une alerte qui intervient à un moment stratégique. Celui où l’activité chirurgicale est en train de reprendre dans bon nombre de CHU de France. Ces deux derniers mois, seules les interventions urgentes avaient été assurées.
Par voie d’avocat, le collectif a adressé un courrier, que nous avons pu nous procurer, à la direction du CHU de Bordeaux en date du 12 mai dernier. Il demande que " soient fournis aux infirmiers de bloc des masques FFP2 pour toutes les opérations sauf si le patient a été « testé négatif au Covid 19 et ce juste avant l’intervention ». Le collectif considère que le port du masque FFP2 est nécessaire sachant que « la transmission du virus par aérosol est possible, voire selon certains, probable ».
« Nous avons des retours comme quoi les recommandations appliquées à Bordeaux sont les mêmes qu’ailleurs, c’est-à-dire qu’elles concernent une minorité de professionnels et pas tous », dit Grégory. De plus, « le principe de précaution devrait s’appliquer vu qu’il n’y a pas de consensus au niveau scientifique sur la transmission du virus par l’air ».
Grégory dénonce une modification des recommandations sur le port du masque FFP2 au bloc en fonction du personnel et des actes. Un changement qui aurait eu lieu selon lui après l’arrivée de la première vague de Covid 19. Selon lui, « la cause de ce changement de discours, c’est le manque de masque ».
Et le collectif ne compte pas s’arrêter à une mise en demeure. Dans le courrier adressé à la direction du CHU, celle-ci a huit jours pour fournir aux IBODE et IDE des masques FFP2 présents au bloc opératoire. Si elle ne s’exécute pas, l’avocat du collectif entend « saisir la justice pénale », et ses clients exercer leur « droit de retrait quant à la reprise d’une activité chirurgicale ».
Sur ce sujet, la direction confirme en effet que " le CHU de Bordeaux, à l’instar de beaucoup d’autres établissements, a été destinataire d’une mise en demeure du collectif national Interblocs et lui apportera une réponse ", sans plus de précisions.
➡️Si sous 8 jours les directions ne fournissent pas les masques ffp2 aux infirmier(e)s de bloc opératoire pour l'exercice de leur fonction, nous les appellerons à exercer leur droit de retrait pour danger grave et imminent.@Allodocteurs @Mediapart @LeMediaTV @AlexisOrsini09 https://t.co/FRns36Lrhu
— Collectif Inter-Blocs (@CBlocs) May 12, 2020
" Quand il y a nécessité d’un masque FFP2, on en a "
Sur le port de ces masques FFP2 au bloc, les avis ne sont pas unanimes. La CGT n’a " pas de retour d’infirmières de bloc partant sans masque FFP2 pour une chirurgie à risque. " "Parfois il faut batailler pour en avoir ", tempère Alain Es-Sebbar, " mais ils l’obtiennent ".
Christelle, infirmière diplômée d’Etat (IDE) à Pellegrin explique clairement que " Les masques sont comptés chaque jour, mais lorsqu’il y a nécessité d’un masque FFP2, on en a ". La question est donc de savoir où se situe la nécessité. De quoi parle-t-on. Où placer le niveau de risque en pleine pandémie de Covid 19 ?
Jacqueline, est infirmière de bloc opératoire à Pellegrin. Elle aussi obtient un masque FFP2 lorsqu’elle le demande et le justifie. Pour elle, le problème viendrait surtout des masques chirurgicaux. " Je porte parfois le même masque chirurgical pour deux opérations ", ose-t-elle dire. La sympathisante d’Inter Blocs " parle pour la première fois ". " Il y a une vraie chasse aux sorcières de la direction. Mes collègues ont été sanctionnées pour avoir « liké » des posts Facebook lors de précédentes crises ", affirme-t-elle.
Pourquoi sort-elle du silence aujourd’hui ? " A l’heure actuelle, j’ai l’impression de travailler moins bien qu’avant ", dit-elle, " on est moins bien équipé, on change moins souvent nos masques qu’avant ". Mais elle ne relayera pas la demande d’Inter Blocs. " On est pas contre avoir « le mieux », mais un masque FFP2 pour tout le monde et pour toutes les opérations ce n’est pas entendable, c’est vain " se résigne l’infirmière. « La bonne mesure ce serait de la transparence » conclut-elle.
" Toutes les opérations sont potentiellement à risque "
Clara aussi est infirmière de bloc. Son ratio, sa ration, est identique. Un masque par jour. " Si j’ai deux opérations, voire plus, j’ai ce seul masque toute la journée ". Alors, "on me fait sortir du bloc au moment des phases critiques comme celle de l’intubation du patient " explique-t-elle. Clara n’a pas la même position que Jacqueline. Elle veut des masques FFP2 " jusqu’à ce que la population soit suffisamment atteinte pour avoir une immunité et stopper la propagation de la pandémie. " Vanessa aussi veut du FFP2 pour toutes les opérations : " on peut avoir un patient asymptomatique."
A Bergerac aussi les infirmiers de bloc portent le même masque pour plusieurs opérations. " C’est partout pareil ", affirme Philippe Dabadie. Et c’était déjà comme ça avant la crise du coronavirus. Mais les temps ont donc changé. " Nous avons demandé à ce que tous les patients programmés soient testés ", dit-il, " mais seuls les cas suspects sont testés pas les autres et c’est ennuyeux de faire rentrer au bloc un porteur sain ».
" Des stocks fantômes …"
FO souhaite " généraliser le port du masque FFP2 pour toutes les opérations". " Mais le masque FFP2 semble être tabou ", explique Pascal Gaubert. " Et on se demande si il y en a vraiment assez. Le CHU se retranche derrière une littérature scientifique sur les préconisations de protection. Mais nous, on a le sentiment qu’ils rationnent. On arrive jamais à savoir combien on en a, si on ne gère pas des stocks fantômes."
Le Docteur Philippe Dabadie ne se fait aucune illusion. " Il va falloir revoir nos pratiques " dit-il. "Si les hygiénistes nous disent de changer de masque à chaque opération, il faudra changer. Et ils vont le dire, car on ne peut pas continuer comme ça. La SF2H va forcement devoir tout revoir de A à Z. Pour l’instant, ça manque de transparence et de vérité de la part de nos administrations."
En attendant cette transparence, Clara continue de porter son masque chirurgical. " Un masque périmé ", dit-elle. L’infirmière nous a envoyé une photo la boîte d’où il proviendrait selon elle. Voici cette photo.
… "et des masques périmés"
La date de péremption des masques. Une problématique récurrente. Vanessa aussi dit porter des masques chirurgicaux périmés depuis près d'un an. Le sujet a été évoqué ce jeudi 14 mai lors du CHSCT. " Ils nous ont dit qu’ils avaient été testés » relate Alain Es-Sebbar, « que c’était bon, qu’on pouvait les utiliser ». « Les conditions de stockage auraient été respectées par conséquent ils ne représenteraient pas de danger " poursuit le syndicaliste dubitatif.
Sollicitée sur le sujet, la direction répond. " Le CHU de Bordeaux comme tous les autres établissements de santé, est approvisionné toutes les semaines en masques par Santé Publique France via l’ARS. La qualité des masques reçus, notamment en termes de date de péremption, est garantie par des contrôles assurés par les pharmaciens de l’ANSM et de SFP. Cette dotation hebdomadaire contribue à répondre à l’ensemble des besoins des professionnels du CHU" . La direction du CHU de Bordeaux a refusé de nous dire de quel stock de masques elle disposait à ce jour.