Mouvement de protestation sociale inédit, les gilets jaunes ont occupé les ronds-points et manifesté de nombreux samedis sur l'ensemble du territoire à partir du 17 novembre 2018. Le 15 janvier 2019 , Emmanuel Macron lance un grand débat et les mairies ouvrent leurs portes pour recueillir les doléances des citoyens. Jamais rendues publiques, que sont devenues, cinq ans après, ces expressions du mal-être et de la colère des Français ?
L'étincelle est partie de l'augmentation des prix du carburant en octobre 2018. Le 17 novembre est resté dans les mémoires comme l'acte I de ce mouvement de protestation sociale que personne n'a vu venir. Des semaines de mobilisation, et après ? A ce jour, il reste des doléances couchées sur le papier mais jamais analysées. Lettre morte.
Les gilets jaunes, un mouvement de protestation sociale inédit
Blocages illégaux des routes et rassemblements spontanés aux ronds-points, principalement dans les zones rurales ou péri-urbaines, les protestataires enfilent samedi après samedi le gilet jaune, signe de ralliement, qui deviendra le nom générique du mouvement.
Un vêtement symbolique s'il en est. Le gilet de haute visibilité, de couleur jaune, appartient à la sphère de la sécurité routière. Un automobiliste enfile son gilet jaune quand son véhicule est en panne, à l'arrêt, et qu'il attend de l'aide sur le bord de la route. Qui sont donc ces Français qui se sentent mis de côté ? Que veulent-ils ? Quelles sont leurs revendications ?
Protéiforme et autonome, sans pilotage syndical ou politique, sans porte-parole, sans revendications concertées, les gilets jaunes déconcertent le gouvernement et la classe politique dans son ensemble. Le président de la République, Emmanuel Macron, lance le 15 janvier 2019 un Grand Débat National. Les citoyens français sont invités à se rendre dans leur mairie pour déposer leur doléances. Et ils l'ont fait. Et ils l'ont fait en masse. Pourtant, cinq après la fin du mouvement, aucune trace de ces doléances. Que sont-elles devenues ? Que contenaient-elles ?
Fabrice Dalongeville, maire sans étiquette d'Auger Saint-Vincent, une petite commune de l'Oise, ne s'est pas contenté de s'interroger sur le devenir de cette consultation citoyenne, il cherche des réponses.
Et comme un courrier laissé sur la messagerie en ligne de l'Elysée ne suffit pas, il parcourt le territoire, suivi par la caméra de la réalisatrice Hélène Desplanques, pour rencontrer des élus, des chercheurs, un historien, des auteurs de doléances, de la Picardie, à la Normandie, en passant par la Gironde et la Creuse. Avec une idée bien ancrée : comment les faire ressortir ?
Les doléances, c'est un bien pour nous tous. Le citoyen fait un don de son état d'esprit, de ses préoccupations, de ce qu'il veut changer ou voir évoluer. C'est aussi un signal d'alarme.
Fabrice DalongevilleMaire sans étiquette d'Auger Saint-Vincent dans l'Oise
Si le mouvement des gilets jaunes a été, et reste encore aujourd'hui, difficile à analyser de manière satisfaisante, les doléances, elles, ont une définition bien précise.
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Un trésor enfoui, un rendez-vous manqué
Quelle est la définition du mot "Doléances" ? Selon le dictionnaire Larousse, les doléances sont des plaintes ou réclamations en général adressées par des subordonnés à un supérieur : présenter une doléance. Complément de définition du mot : plaintes et voeux adressés au roi et consignés par les trois ordres dans des cahiers rédigés à l'occasion de la réunion des Etats généraux.
Si le mot même de doléances ramène immanquablement à un moment précis de l'Histoire de France, la Révolution de 1789, leur version 2019 n'a pas débouché sur une révolution, loin de là. Et pourtant..
La version 2019 se compose ainsi. Des documents reliés, ou simples cahiers d'écolier, des feuilles volantes, manuscrites ou écrites sur ordinateur, 600 000 pages, 16 000 cahiers de propositions, de réclamations qui ont été recueillis, numérisés et... conservés au sein des Archives Départementales (les archives de la Gironde en compte cinq mètres linéaires) ou à la Bibliothèque nationale de France. Et l'accès à ces documents est très restreint.
Selon Gilles Proriol, expert en analyse de la participation citoyenne, rencontré par Fabrice Dalongeville à l'Assemblée Nationale, les raisons de cet enterrement de première classe sont multiples :
"Les analyses des doléances n'ont pas été anticipées au lancement du Grand Débat Citoyen, contrairement à celles recueillies sur les plateformes. Les propositions numérisées auraient dû faire l'objet d'une restitution par le président de la République. Mais, le jour prévu, Notre Dame brûle. L'intervention présidentielle dans les média est annulée, la mission du Grand Débat National, entité juridique temporaire portant le projet, est supprimée en juillet."
Fin de l'histoire. Une vraie curiosité s'était pourtant fait jour au moment de l'opération "mairies ouvertes." Christine de Sena est bénévole dans un collectif de la Creuse et a retranscrit des doléances à la demande de Manon Pengam, maîtresse de conférence en sciences du langage . Au fur et à mesure de leur lecture, elle devine le sexe, le milieu social de l'auteur. Et perçoit les attentes que l'effort du passage de l'oral à l'écrit implique. Avec, en creux, l'espoir d'être enfin entendu.
J'ai lu des mots très forts, pas forcément bien utilisés, mais qui laissent apparaître une vraie détresse.
Christine de SenaBénévole d'un collectif de la Creuse
Mais comment, cinq ans après, les rendre enfin publiques ? Les députés et sénateurs joints par Fabrice Dalongeville, n'ont pas de réponse factuelle. Une résolution ? Elle n'est pas contraignante. Une tribune dans la presse ? Ce serait une parmi tant d'autres. Rédiger une lettre signée par plusieurs parlementaires pour demander au chef de l'Etat d'ouvrir les archives et respecter sa promesse initiale ? Pas sûr que cela soit suivi d'effet.
Ces cahiers de doléances sont une grande histoire de dépossession
Elsa FaucillonDéputée communiste des Hauts-de-Seine
Un sentiment de gâchis mâtiné d'impuissance que l'on retrouve chez tous les élus intervenant dans ce documentaire.
On est passé à côté du plus grand mouvement social depuis 1968. De ce mouvement des doléances, on pourrait construire un nouveau système politique dans notre pays.
Philippe BrunDéputé socialiste de l'Eure
Le plus grand corpus d'expression citoyenne jamais recueilli en France, en Europe et peut-être dans le monde en seulement trois semaines dort dans les archives de nos départements.
Les doléances, dont l'origine vient du verbe latin dolere, souffrir, sont-elles condamnées à rester lettres mortes ?
Les Doléances, un documentaire réalisé par Hélène Desplanques, diffusé le jeudi 8 février à 23.00 sur France 3 Nouvelle-Aquitaine, Grand Est et Paris Ile de France. Disponible dès le vendredi 2 février sur france.tv