Témoignages. "On achète la paix sociale" : deux gardiens de prison racontent leur quotidien

Publié le Mis à jour le Écrit par Céline Serrano
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Plongée dans l'univers carcéral profondément abimé de la prison de Gradignan, dans la banlieue de Bordeaux. Surpopulation carcérale, insalubrité des locaux, conditions de détention indignes, manque de personnel, malgré tout les surveillants pénitentiaires tentent d'y faire régner paix sociale et semblant d'humanité.

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"L'incendie de cellule, c'est un évènement assez banal chez nous. Ça arrive régulièrement", assurait tranquillement Francis Vandenschrick le 14 septembre dernier. Ce jour-là, un détenu de la prison de Gradignan était transporté en urgence à l'hôpital, gravement intoxiqué par les fumées de l'incendie de sa cellule. "Selon ses dires il se serait endormi avec une cigarette qui a mis le feu à son matelas. C'est un profil psy. Il est un peu compliqué à gérer" précisait le surveillant pénitentiaire.

Tentative de suicide ou de meurtre, laisser-aller ou acte de rébellion, par le feu ou par d'autres moyens tout est possible, tout existe et tout est envisageable dans cet univers profondément dégradé.

848 détenus pour 434 places

Tous les lundis, Francis, délégué syndical FO, fait un relevé des effectifs de l’établissement. Ce 3 octobre, il a enregistré 848 détenus sur l’ensemble du centre pénitentiaire, pour une capacité d’accueil de 434 places. "Cela représente un taux d'occupation de 195 %. Mais là où c'est très problématique, c'est à la maison d'arrêt homme du bâtiment A. On est à 533 détenus pour 233 places. Soit un taux d'occupation de plus de 228 %. C'est énorme."

"Des conditions indignes"

Cette surpopulation n'est pas sans conséquence sur les relations entre détenus, et ce, au quotidien. "Imaginez, vous mettez dans une cellule de neuf mètres carrés trois individus avec un lavabo, une table et un toilette, détaille Francis Vandenschrick. Il y en a un qui doit dormir par terre. Un qui fume, un qui ne fume pas, un qui est musulman, un qui est chrétien. Ça crée d'énormes tensions". 

"On a tous les jours des refus de réintégrer de la part de la population pénale. Le détenu, il refuse, parce qu'il ne veut pas dormir par terre, ce sont des conditions indignes. Nous, on a l'obligation de les rentrer en cellule. Donc ça finit soit en agression, soit en placement au quartier disciplinaire."

Moi le premier, dormir par terre dans une pièce avec trois autres personnes que je ne connais pas, ce serait compliqué.

Francis Vandenschrick, surveillant pénitentiaire

à rédaction web France 3 Aquitaine

Une loi bafouée

Francis Vandenschrick a dix-sept ans de carrière, il est à Gradignan depuis sept ans. Son collègue Hubert Gratraud, 24 ans d'expérience à la pénitentiaire, exerce ici depuis vingt ans. Il dresse le même constat et regrette que la loi ne soit jamais respectée. "Actuellement, on a pas loin d'une centaine de triplettes. Une triplette, c'est 3 détenus par cellule. Des cellules qui sont prévues pour 1. Depuis cent ans, la loi, c'est 1."

En France, l'encellulement individuel n'est respecté que dans les établissements pour peine (maisons centrales, centres de détention et de semi-liberté) destinés à accueillir des détenus condamnés à des peines au-delà de deux ans. "Le problème, c'est que tant que les tribunaux envoient des mandats d'amener ou des mandats de dépôt, nous on a l'obligation de les prendre", précise Hubert.

La loi permet à un détenu de demander son transfert si l’administration pénitentiaire ne respecte pas l’encellulement individuel. Mais la plupart ne le font pas. À Gradignan, une grande partie des détenus sont issus de la région bordelaise. "Ils n’ont pas envie de partir. Ça leur permet d’avoir des parloirs, c'est pour le maintien des liens familiaux. Puis ils peuvent toujours demander leur transfert : vu que la situation est à peu près la même partout, ça ne change rien."

"On essaie de leur trouver une place qui correspond à leur profil, de les regrouper par affinité, quand c'est possible, pour limiter justement les risques d'énervement et d’agression. Mais c'est compliqué", reprend Francis. "On ne le fait pas de gaieté de cœur. Des fois, quand on enferme un troisième gars dans une cellule et qu'on voit la tête qu’il fait, on sait que ça va mal se passer", déplore-t-il.

Des missions de réinsertion "mises de côté" 

Francis détaille son quotidien : contrôler son effectif le matin, ouvrir chaque cellule de son étage et "s'assurer que tous les détenus qui sont dedans sont bien vivants". Le tout en trente minutes chrono. Pour autant, la tâche n’est pas sans risque. "Normalement, pour gérer un détenu, c'est minimum deux surveillants. Là, le surveillant se retrouve seul face à trois détenus."

S'ils veulent agresser le surveillant, c'est sans aucune difficulté.

Francis Vandenschrick

Indignes pour les détenus, les conditions de détention sont aussi usantes pour le personnel pénitentiaire, qui certes s'en échappe et retrouve la liberté après le boulot, mais n'a pas les moyens de faire son travail "comme il faut".

"Au 6ᵉ étage du bâtiment A actuellement, il y a 95 détenus pour 40 places. Le surveillant est censé envoyer ses détenus à la douche. En envoyer 40 ou en envoyer 95, pour 8 douches disponibles, ce n’est pas le même travail", constate Francis Vandenschrick. Aux repas, à la logistique, et la gestion des parloirs s'ajoutent les soucis familiaux ou personnels des détenus. "Ils vont venir en parler aux surveillants, qui doivent relayer ces informations. Mais on n'a pas le temps de discuter, de faire le travail de réinsertion qu'on est censé faire aussi. Ces missions-là sont complètement mises de côté, parce qu'on n'a pas le temps."

Vous êtes juste là pour envoyer des mecs à la douche ou en promenade.

Francis Vandenschrick

Ces conditions de travail et la multiplication des heures supplémentaires engendrent une lassitude, voire pire. "Il y a des jours où vous n'allez pas de gaîté de cœur au travail, reconnaît Francis. Vous venez à reculons, vous vous dites, ça va encore être compliqué, avec des gars qui peuvent être irrespectueux, qui risquent de vous insulter… Au bout d'un moment, vous craquez : vous prenez 15 jours de repos à la maison, puis vous revenez. Malheureusement, c'est ce qui se passe."

En mai 2023, la prison de Gradignan a bénéficié d'un "stop écrou". Une suspension des incarcérations qui a permis à l'ensemble des occupants de l'établissement de reprendre souffle. Une mesure exceptionnelle, bienvenue, mais insuffisante. 

Téléphone et stupéfiants garants de la paix sociale

"L'administration n'aime pas quand on dit ça, mais dans la réalité des faits, on achète la paix sociale, affirme Hubert Gratraud. Téléphones portables ou produits stupéfiants sont introduits au sein même de l'établissement pénitentiaire. "Tout le monde le dénonce. Mais déjà quand on a des problèmes de livraison de tabac, ils sont dans l'agressivité. Imaginez un peu ce que ça peut devenir si demain, on met une cloche sur la prison, c'est-à-dire plus de portable et plus de stup. Là, je peux vous dire que vous mettez le feu. Tout simplement."

Vous avez des gens qui, à l'extérieur, vont fumer peut-être une dizaine de joints par jour, ou qui vont se piquer à l'héroïne et autres. Si ces gens-là n'ont pas un minimum de choses pour les calmer, tous les jours, vous allez à la bagarre.

Hubert Gratraud, surveillant pénitentiaire

à rédaction web France 3 Aquitaine

Réaliste, Hubert tient à préciser que ces pratiques illégales ne sont pas menées en toute impunité : "Les agents ne ferment pas les yeux. Quand ils trouvent de la matière stupéfiante ou des téléphones en cellule, c'est retiré, ça fait l'objet d'une procédure disciplinaire. Mais quand vous avez 40 cellules par étage avec au moins 20 cellules en triplettes, faire des fouilles, c'est extrêmement compliqué".

La prison comble les carences de l’accompagnement social

Dès qu'il le peut, Francis prend le temps de discuter avec les détenus. Une grande majorité de jeunes gens issus de quartiers défavorisés, pour beaucoup "délaissés", "livrés à eux-mêmes". "Ils n'ont rien appris encore, ces jeunes. Si vous prenez le temps de discuter avec eux, vous vous rendez compte qu'ils ont envie de sortir du système. Il y en a plein qui m'ont dit qu'ils aimeraient être réglos en fait."

Moi, ça fait des années et des années que je pense que ces jeunes n'ont rien à faire en prison.

Francis Vandenschrick

surveillant pénitentiaire

Certaines personnes écrouées souffrent de problèmes psychiatriques. D'autres cherchent en prison une solution à leur détresse sociale : "Il y en a, ils viennent en prison pour manger, pour se faire soigner. On a des gens, on le sait, qui ont volé, parce qu'en détention, ils savent qu'ils vont avoir le gîte et le couvert", souligne Hubert. 

Un nouvel établissement sous-dimensionné

Ouverte en 1967, la prison de Gradignan comprend une maison d'arrêt pour hommes, femmes et mineurs, ainsi qu'une structure d'accompagnement vers la sortie. Des locaux aujourd'hui vétustes. Sur le même site, un nouvel établissement est en cours de construction, pour un coût estimé à 115 millions d’€. Un établissement de 600 places, alors que 850 détenus sont actuellement écroués à Gradignan. 

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