Il y a tout juste 80 ans, le 27 août 1944, les troupes allemandes quittaient la ville de Bordeaux et son agglomération. La ville était libérée après quatre longues années d'occupation. Années de terreur, de privations, de soumission, de répression dans une ville au penchant vichyste et antisémite affirmé. Retour sur cette vie à Bordeaux sous l'occupation...
"Il en vient toujours d'un peu partout (...) des gens las, sortis d'un cauchemar". C'est ainsi que l'hebdomadaire de l'époque, "La Vie Bordelaise", raconte l'arrivée de centaines de milliers de réfugiés dans le Port de la lune au printemps 1940.
Printemps 1940 : Bordeaux, ville refuge
Ce sont des Belges, des Hollandais, mais aussi des familles françaises du nord et de l'est, qui n'ont d'autre choix que de fuir leurs foyers bombardés par les Allemands. Bordeaux, loin du front, devient une ville refuge. Elle doit faire face à cette soudaine affluence et gérer les nombreux problèmes d'hébergement, de nourriture et d'hygiène qui se posent.
La situation perdurera durant plusieurs semaines, jusqu'à la signature de l'armistice, le 22 juin 1940. La guerre cesse. La plupart des réfugiés rentrent chez eux. Bordeaux en aura accueilli près d'un million avant de voir arriver une toute autre population : les occupants allemands.
"On en a vu un d'abord, puis d'autres et on ne s'est plus étonné d'en rencontrer à chaque coin de rue" peut-on lire dans la presse bordelaise le 28 juin 1940.
Bordeaux à l'heure allemande
Bordeaux, avec son port, son aéroport et sa proximité avec la côte atlantique sud est un site hautement stratégique pour l'armée allemande, qui prend très vite possession des lieux. Elle réquisitionne et investit les plus beaux immeubles pour y installer différentes administrations et commandements.
La pendule de la cathédrale est avancée d'une heure, l'heure de Berlin. La nourriture et le carburant sont réservés aux troupes allemandes, en priorité. Pour la grande majorité des Bordelais, tout vient à manquer.
Circuler en voiture n'est quasiment plus possible, trouver de quoi manger devient un combat quotidien. La farine, le pain, le lait, la viande se font rare. "Dans les magasins, les gens se précipitaient, souvent il y avait des bousculades et des disputes" témoigne une habitante de l'agglomération dans le recueil "Une histoire de mémoire au Bouscat au XXe siècle" (éditions le Castor-Astral). Le domaine culturel est également touché.
La plupart des places de cinéma et de théâtre sont réservées aux occupants.
Un couvre-feu est instauré entre 21 heures et 5 heures du matin, les contrôles se font de plus en plus stricts, la presse est sous contrôle de la propagande et la population doit obéir aux ordres divulgués par le biais d'affiches. "Quiconque héberge un sujet anglais doit le déclarer avant le 20 octobre 1940 à la Kommandantur", prévient ainsi l'administration militaire française.
Quiconque continuera à héberger des Anglais après cette date sans les avoir déclarés sera fusillé.
Administration militaire en France en 1940
Certains quartiers sont inaccessibles sans laissez-passer. On voit défiler les soldats tous les jours, au son de la fanfare, façon de montrer qu'ils sont bien les nouveaux maîtres des lieux.
L'atmosphère est pesante mais, au fil du temps, la population bordelaise s'habitue. La grande majorité n'entrera ni en collaboration ni en Résistance. Elle est attentiste, tentant de survivre, tant bien que mal, en ces jours de pénuries, de peur et d'incertitude.
Une exposition antisémite en plein coeur de Bordeaux
Certains habitants, cependant, sont sensibles à la propagande nazie, à l'image du maire Adrien Marquet, grand collaborateur et un temps ministre de Pétain. Au printemps 1942 il accueille une exposition stupéfiante dans les jardins de la mairie et au musée des Beaux-Arts : "Le Juif et la France".
L'exposition, antisémite et très caricaturale, présente les Juifs sous différents angles. Ils sont montrés proches du menaçant bolchevisme, des conférences et dessins expliquent comment les reconnaître à travers une morphologie supposément peu avenante.
L'historien Philippe Souleau, spécialiste de cette sombre période, souligne que "les Bordelais n'étaient pas contraints de venir visiter cette exposition de propagande". "ll y a certes la curiosité, analyse t-il, mais il y a aussi une tendance lourde d'hostilité aux étrangers, d'hostilité aux juifs. Le régime a fait des juifs leur bouc-émissaire, la société bordelaise veut trouver aussi un responsable à leurs difficultés".
Au terme de six semaines d'exposition, la Petite Gironde, alors sous contrôle de la propagande, fait le bilan : 61 213 entrées enregistrées. Et conclut : "quarante jours pour que nos concitoyens se rendent compte du péril juif (...) cause de toutes les misères, faillites, catastrophes financières, scandales ou guerres".
Le commissaire Poinsot : zélé, sanguinaire, sans pitié
Tout comme le maire, les services de la Préfecture se montrent dociles et prêts à répondre aux demandes des nazis. Le secrétaire général Maurice Papon, condamné le 2 avril 1998 pour complicité de crimes contre l'humanité, aura permis la déportation de 1 690 juifs de Bordeaux et de la région entre 1942 et 1944.
La police française se charge de traquer les communistes, qui sont, avec les juifs et les francs-maçons, les grands indésirables du moment.
Le commissaire Poinsot, installé dans l'un des immeubles de la préfecture, cours du Chapeau Rouge, anticommuniste viscéral, va pouvoir laisser libre cours à sa haine. Il devient "l'auxiliaire numéro un des services allemands pour la chasse aux communistes et la traque aux résistants, mais aussi le plus sanguinaire", écrit René Terrisse dans son ouvrage "Bordeaux 1940 1944", l'un des livres de référence de ces années d'occupation à Bordeaux.
L'auteur précise que "pendant quatre années, [ce policier] s'acharne sur ses compatriotes sans la moindre pitié ni le moindre remord".
La Résistance décimée
Bordeaux et sa région, bien que bastion pétainiste, voit malgré tout se former des réseaux de Résistance. Les échanges d'informations ont lieu dans les cafés et les bars notamment, où l'on prépare projets de sabotages et d'assassinats.
Mais la Résistance bordelaise sera sévèrement réprimée suite à de nombreuses trahisons et délations. Tous les réseaux sont démantelés, la majorité des agents sont capturés. "Certains ont été trahis par des camarades retournés, mais le plus souvent victimes de leurs propres imprudences, en se faisant infiltrer par des agents doubles ou en recrutant parfois des gens pas suffisamment sûrs" explique René Terrisse.
Il précise que "les volontaires étaient bien peu nombreux à l'époque". La Résistance était formée "par des jeunes gens d'à peine vingt ans pour la plupart, ou par de paisibles pères de famille, nullement préparés au combat clandestin, dont le patriotisme et la bonne volonté ne pouvait remplacer le métier".
L'une des figures de cette Résistance bordelaise, Gabriel Delaunay, décédé en 1998, président du comité de Libération de la Gironde et ancien Préfet, témoignait "d'arrestations tous les jours", dans un entretien réalisé en 1987 et conservé à la Mémoire de Bordeaux,
Nous ne vivions plus. Dans n'importe quelle rue, je sentais qu'il y avait quelqu'un derrière moi, je ne dormais plus. Vraiment, je garde un souvenir terrible de ces choses-là
Gabriel DelaunayPrésident du comité de Libération de la Gironde
"Ici on arrête, on torture, on interroge"
La répression est implacable. Les résistants arrêtés sont conduits au Bouscat, en banlieue proche et calme, à l'écart des regards.
La police allemande y a investi le château des Tours et quelques autres maisons bourgeoises situées dans une avenue alors appelée avenue du Maréchal Pétain.
"Ici on arrête, on torture, on interroge, on inflige les pires sévices aux résistants" rapporte l'historien Philippe Souleau. Dans le recueil de témoignages "Une histoire de mémoire au Bouscat au XXe siècle", une habitante confie : "ma mère m'a toujours dit qu'elle pédalait comme une folle dès qu'elle passait devant, tellement la peur d'entendre des hurlements la tétanisait".
Une autre, interpellée avec sa soeur pour avoir renseigné la Résistance, raconte avoir été enfermée dans la cave d'une maison bourgeoise de cette avenue de la terreur. "J'ai été mise dans un cachot où j'ai reçu la rouste de ma vie. (...) On me rouait de coups de poings, de pieds (...) ils m'ont tenu la tête sous l'eau, ils m'ont abusée. (...) J'étais minable. Je n'oublierai jamais. Sur les murs du cachot, je revois des marques inscrites avec des traces de sang".
Le centre Jean Moulin a précieusement conservé une des portes de cave où étaient enfermés les détenus.
On peut encore y lire, très distinctement, les phrases de détresse et d'espoir qu'y ont gravé les résistants. "Ici nous souffrons et nous attendons, courage, la France vivra".
"Ici, je souffre et je prie pour la paix, pour ma bien-aimée Régine et pour ma libération". "J'ai souffert pour la France, Seigneur, sauvez-nous, Seigneur, ayez pitié de nous". "Sois fort mon frère, il y aura du soleil pour toi un jour". "Ici, nous souffrons et nous attendons, courage. Pour l'union, la paix et la liberté des peuples".
Toutes les souffrances dans cette cellule, je les offre à Dieu, pour la paix, pour ma mère et pour ma libération.
Inscription d'un résistant gravée sur une porte de cellule du Bouscat25 juin 1944
La plupart de ces prisonniers seront tués ou déportés. Sacrifice ultime contre le totalitarisme, pour la démocratie, la liberté. Notre liberté.
Bordeaux libérée sans combat
Le 27 août 1944, cette avenue du Maréchal Pétain voit partir les Allemands. "Je revois une colonne d'engins s'avancer sur plus de deux cents mètres du château des Tours jusqu'au coin de l'avenue Auguste Ferret. On était enfin libérés" raconte un Bouscatais dans le recueil de mémoires.
Le lendemain, 28 août 1944, les groupes de résistants de tout le grand sud-ouest font une entrée triomphale à Bordeaux.
Bordeaux est libérée. Le matin même, le quotidien "La Petite Gironde" a déjà changé de nom et paraît avec comme intitulé "Sud-Ouest". "Des drapeaux français apparaissent aux fenêtres, une foule en délire déferle dans la ville et, pour la première fois depuis quatre ans, jusque tard dans la nuit" relate René Terrisse. "Dans l'après-midi, cours de l'Intendance, quelques collabos défilent, pancarte au dos (...) tandis que plusieurs femmes sont tondues (...) accusées de collaboration horizontale avec l'occupant".
Un Bouscatais, qui a assisté à cette "tonte des femmes qui avaient eu des relations avec les allemands" se souvient qu'on "les traitait de collabos, de vendues, de nazies".
"Entre nous, je n'en voulais pas particulièrement à ces femmes, confie t-il, j'en voulais beaucoup plus aux délateurs, à tous ceux qui s'étaient servis de l'Occupation pour se débarrasser des gens qui les gênaient".
Les combats continueront en Gironde et notamment dans le Médoc, jusqu'à la veille de la capitulation allemande en mai 1945.
Au Bouscat, l'avenue du Maréchal Pétain sera rebaptisée l'avenue de la Libération - Charles de Gaulle.