La situation des agriculteurs se détériore un peu plus chaque année et 2023 s'annonce encore plus difficile que les précédentes. La Mutualité sociale agricole de Gironde publie un rapport alarmant : 34% des agriculteurs du département ont des revenus négatifs.
A 49 ans Yohann Bardeau fait partie de ces agriculteurs qui tous les jours travaillent à perte, et ce, depuis quatre ans.
Un modèle révolu
Pourtant, en 97, quand il s'installe près de Saint-André de Cubzac, Yohann fait tout « comme il faut ». Il achète des terres à côté de celles de son père, qui exploite encore les siennes. Il plante une partie viticole, achète un troupeau en parallèle, car il pense à diversifier son activité. Au delà des emprunts, il finance tout cela avec une dotation jeune agriculteur ainsi qu’une dotation de la PAC obtenue après une étude de faisabilité validée.
Bref, en 97, Yohan Bardeau est endetté, mais considéré comme un agriculteur « modèle », qui répond à tous les critères demandés par les institutions. Son exploitation est prometteuse. « C'étaient les conditions sine qua non pour commencer à produire » dit-il. Vingt-cinq ans plus tard, Yohan est tellement endetté qu’il ne se paie plus depuis quatre ans. Il observe son exercice financier de l’année passé.
Sur le chiffre d'affaires de 2022, j’ai perdu 190 000 euros alors que ça devait payer les charges, les emprunts et que ça devait me payer aussi.
Yohann Bardeauà rédaction web France 3 Aquitaine
"Tous les mois, je travaille à perte et c’est ma compagne qui fait vivre le foyer ", reprend-il
Crise climatique et crise du vin
À l’origine de ce bilan catastrophique, deux facteurs concomitants : des années de calamités météorologiques, ainsi que l’effondrement du marché viticole de Gironde. Yohann fait de la viticulture sur 34 hectares et, en parallèle, gère un troupeau d’une centaine de vaches limousines, élevées pour véler. Il a, au fil des années, encore diversifié son activité en cultivant des parcelles en céréales pour pouvoir nourrir ses bêtes. Mais cette année, le bilan est sombre.
Côté vignes, la grêle a semé le chaos. "En Gironde, plus de 10 000 hectares ont été vendangés par la grêle. Sur 34 hectares de vigne, on a fait 1/5e du rendement potentiel. On est passé ramasser le peu qui restait ", rapporte le viticulteur. Côté champs, la sécheresse s’est occupé de ce qui restait encore sur pied : "Comme il n’y a pas eu d’eau, je n'ai qu'un tiers de la récolte en foin, donc je vais manquer en foin dans peu de temps", poursuit-il.
Et de ce fait, côté bêtes, il a fallu faire des choix "J’ai vendu pas mal de bêtes de réformes, une dizaine de mères envoyées à l’abattoir. Un calcul fait pour éviter le manque de foin. C’était pour éviter la casse. J’ai envoyé en priorité celles qui n’avaient pas sailli."
"Je ne suis plus assurable"
Tout ceci, alors même que les années précédentes étaient déjà semées d’embûches, et ont mis l’agriculteur dans l’impossibilité d’assurer son outil de production et ses récoltes. "Aujourd’hui, je ne suis plus assurable. Avec trois sinistres ces cinq dernières années, ma moyenne (comprenez la moyenne de ses meilleures récoltes sur les cinq dernières années) est trop basse ».
À cela s’ajoute la crise du vin girondin, née de l’effondrement du marché et du manque de personnel, entre autres. "Aujourd’hui la vigne, c'est vraiment compliqué en gestion de personnel. Du coup, je vais privilégier les céréales et les bêtes", se rend à l’évidence Yohan. Ses 34 hectares, qu’il a plantés lui-même, ne sont non seulement plus rentables, mais exploités à perte, car les coûts de production sont monumentaux. "On en est rendu aujourd’hui à prendre des entreprises de prestation de service, on trouve personne (tractoristes et travail manuel de taille d’élevage). Et du coup ça coute plus cher ramené à l’hectare."
Thierry Bergeon est le voisin de Yohan. Viticulteur, il est tout aussi dépité. "Le rouge, y a plus rien qui se vend, si ce n’est le côte du Rhône ", constate-t-il.
"Le rosé, c'est ce qu’on vend encore. Le blanc, on a arraché pendant des années et maintenant les prix ont remonté. Le crémant recommence à avoir une part de marché, mais ça coûte cher à faire", décline Yohann Bardeau qui ne pense plus qu’à arracher à son tour. Alors même qu’il a tout replanté en rangs serrés et qualitatifs il y a à peine quatre ans.
"Aujourd’hui, il faut payer pour continuer à travailler »
C’est le constat qu’a fait qu’a fait Alain Duc, président de la Mutualité Sociale agricole de Gironde, aux vues des données récoltées par l’établissement et des observations qu’il a pu faire sur le terrain auprès des agriculteurs.
Depuis deux ans, ça se confirme qu’il y a de plus en plus de personnes endettées, qui n’arrivent plus à payer leurs factures.
Alain Duc, Président de la MSA de Girondeà rédaction web France 3 Aquitaine
Alain Duc observe également les tensions induites par ces situations et les changements qu’elles augurent: "Il y avait des réunions, la grogne montait. Souvent la rumeur fait que l’exagération se fait. Il fallait partir sur des vrais chiffres pour savoir ce qu’on disait ". Il a donc décidé de faire un bilan chiffré de la situation, un instantané sur la base des revenus des agriculteurs.
Les données sont accablantes : 70 % des agriculteurs girondins ont perçu en 2021 un revenu inférieur au SMIC (soit 16 236 euros nets par an) et 34 % ont un revenu négatif. En 2015, ils étaient 50% à vivre en dessous du revenu minimal, c’est dire la vitesse de ce phénomène de paupérisation.
Pieds et poings liés
Autre chiffre mis en lumière par la MSA, un viticulteur sur deux a plus de 60 ans. "Aujourd’hui, pour prendre sa retraite il est coincé", nous explique Alain Duc. "Il doit prendre un fermage ou vendre. Or personne ne veut prendre de fermage ou vendre. Et laisser les vignes en chaumes (arrêter de les cultiver en les laissant sur pied), c'est comptabilisé comme continuer à travailler".
Pas encore à l’âge de la retraite, Yohann Bardeau ne se pose pas encore cette question. Mais déjà, il doit déjà affronter son quotidien et conserver son outil de travail pour lequel il a encore une petite dizaine d’années d’emprunt à rembourser. "Aujourd'hui, je ferais mieux d’arrêter et de partir salarié, mais on se sent pieds et poings liés vu les emprunts qu’on a".
En fait, on se dit toujours "on va attendre et ça va passer".
Yohann Bardeauà rédaction web France 3 Aquitaine
Le soir, quand il retrouve sa femme qui fait vivre le couple de son salaire, le sujet n'est pas évoqué. « On a chacun notre activité professionnelle. Quand je rentre le soir, c'est pas pour parler des problèmes. Avec ma femme, on évite de parler du boulot ». Mais il a bien conscience de ce que peuvent induire de tels problèmes financiers dans un couple. "Je connais un paquet d'agriculteurs qui ont divorcé", dit-il lucide.
Un réseau de sentinelles pour tirer la sonnette d'alarme
Cette détresse, la MSA la prend plus en charge que jamais cette année. Depuis janvier, elle fait en sorte de déployer des sentinelles sur le territoire. "Leur but est d’alerter quand elles rencontrent des personnes qui ne sont pas bien", nous explique Alain Duc. Ces sentinelles en réfèrent alors à la cellule de psychologues, mise en place en même temps que « le plan mal être » monté par les MSA il y a quelques années.
« Ça peut être des gens qui travaillent dans le milieu, ça peut être des assureurs, des banquiers. C’est basé sur le volontariat. » Ces personnes sont alors formées pour pouvoir agir sans sur-interpréter. « C’est un rôle qui n’est pas facile à jouer », concède-t-il.
Il y a danger et je dis même qu’on va vivre des drames, qui vont se passer dans les mois qui vont arriver.
Alain Duc, Président de la MSA de Girondeà rédaction web France 3 Aquitaine
Alain Duc le rappelle, un agriculteur qui va mal aura tendance à se renfermer « Ce sont les personnes qui commencent à ne plus parler, auxquelles il faut faire attention ».
La prime à l’arrachage comme solution ?
Yohann lui ironise sur sa détresse personnelle. Pour lui, le plus important est d’élaborer un plan d’action pour l’année à venir : " Priorité : limiter la casse et ensuite éponger", résume-t-il. Lui qui avait déjà, comme il le dit, amorcé le virage vers l’élevage, envisage les choses ainsi.
"Je verrai s'il y a des primes d’arrachage. Je me concentre sur les bêtes et la partie céréalière", dit-il. Arracher lui semble la seule issue, mais pour l’instant cela lui couterait 2 000 euros l’hectare, sans lui rapporter dans un premier temps.
Pour Alain Duc la solution est évidemment là. "La seule solution finalement c’est l’arrachage et une prime d’arrachage avec une retraite puisque plus de revenus.", poursuit-il, espérant être entendu avant que des drames ne se produisent.