Olivier Blazy, maître de conférences à l'Université de Limoges, signe une lettre ouverte, comme plus de 300 chercheurs dans le monde, pour demander aux États de ne pas abuser des technologies de traçage numérique pour endiguer l'épidémie de Covid-19
Olivier Blazy est chercheur à l'Institut de Recherche pluridisciplinaire XLIM à la Factulté des Sciences et Techniques de Limoges et maître de conférence à l'Université de Limoges. Il est également cryptographe, c'est-à-dire qu'il s'intéresse à l'écriture du secret, comment faire en sorte que deux personnes puissent échanger une information secrètement. Une spécialisation d'actualité.
Il vient en effet de co-signer, avec des chercheurs de 25 pays, une lettre ouverte aux gouvernements, pour leur demander de ne pas abuser des technologies de traçage numérique pour endiguer l'épidémie de Covid-19. L'initiative vient de groupes de recherches en Belgique, Suisse et Allemagne.
Lettre ouverte de chercheurs aux gouvernements
Huit opérateurs téléphoniques s'apprêtent à transmettre les données de géolocalisation de leurs clients à un groupe de chercheurs rattachés à la Commission européenne, afin d’anticiper les pics de propagation de l’épidémie. Le gouvernement français participe en effet à un projet après-confinement, regroupant l'Autriche, l'Allemagne, l'Italie, Malte, l'Espagne et la Suisse. Il s'agit de mettre au point une application de "backtracking", gérée ensuite par chaque entité nationale. Nos téléphones portables permettraient ainsi de remonter la trace des personnes avec lesquelles nous aurions été en relation en deça de 2m et de conserver leur identité pendant deux semaines, période de la potentielle incubation du covid-19, via leur propre portable. L'objectif est de prévenir ces personnes en cas de contamination de l'une d'elle pour une mise en confinement. La mesure est avancée comme étant d'intérêt général, au service de la santé de tous.
Concrètement, à l'annonce de notre contamination, en concertation avec notre médecin ou un personnel de santé impérativement impliqué dans le système, une alerte serait alors communiquée aux portables des personnes croisées. Le gouvernement dit ne pas pouvoir avoir accès à cette liste. Sauf qu'il y a des doutes sur la sécurité du système, d'où la lettre ouverte de ces chercheurs.
Le tracing... un assistant pour la santé publique ou un espion ?
Pourquoi n'êtes-vous pas d'accord avec cette possibilité de sécurité sanitaire ?
Olivier Blazy Dans l'absolu, si, nous sommes d'accord, on peut en effet y voir un intérêt général pour sensibiliser les personnes qui ont été en contact avec quelqu'un qui s'avèrerait positif au covid-19.
Mais il s'agirait là d'un outil de surveillance de masse sans précédent, incompatible avec le respect de la vie privée. La liste des personnes identifiées serait hautement intrusive dans la vie des citoyens, on peut y voir aussi un observatoire des habitudes de la population et imaginer que ces données soient récupérées à d'autres fins par nos autorités. Je pense par exemple à un journaliste, dont les contacts rapprochés à une enquête ou un article publié pourraient tout simplement dévoiler ses sources. Je pense aussi à une pathologie qui pourrait être identifiée par la spécialité du médecin que vous auriez contacté... Il y aurait là des atteintes réelles à des libertés fondamentales ou à des secrets professionnels.
24 heures après que nous ayons reçu la version préliminaire du projet, nous avions déjà relevé pas moins de 40 points critiquables au nom de l'éthique et du droit. On a donc de sérieux doutes sur la sécurité d'un tel projet. En l'état de ce projet, on ne peut dire que ni les libertés individuelles ni la sécurité nationale de l'Etat puisse être protégées.
Que proposez-vous ?
O.B. Pour une fois, il existe un vrai concensus dans la communauté scientifique, avec des attentes raisonnables et pratiques. On demande un traçade intelligent, anonyme c'est à dire sans qu'un tiers - y compris des institutions comme l'Etat - puisse utiliser ces données. Nous demandons au gouvernement un moratoire sur la création de ce système pour mieux l'encadrer dans le respect de la vie privée.
On est, à ce jour, capable techniquement d'assurer le traçage des contacts physiques des personnes sans exposer la population à des atteintes de vie privées. Un protocole sécurisé aujourd'hui passerait par une collecte de données réduites au strict nécessaire, par une garantie de transparence totale, par l'option par défaut du respect de la vie privée, et par une date d'expiration des données recueillies. Qu'est ce qui garantit que les données soient en effet détruites au bout de deux semaines ? Les conséquences sont trop intrusives et pernicieuses. L'intention n'est pas assez encadrée. Les dérives peuvent vite s'installer.
Même sur la base du volontariat ?
O.B. Oui, ce serait de toute façon une mauvaise idée puisque l'efficacité de l'objectif visé imposerait que tous les citoyens participent. Or, naturellement, sur la base du volontariat, beaucoup de citoyens déclineraient cette possibilité.
Ce projet devait être initialement soumis à l'Assemblée Nationale, mais sans vote. Face à la contestation, le Gouvernement annonce ce mardi 21 avril qu'un vote aura bien lieu.
La CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés de France) a transmis une série de recommandations, parmi lesquelles le volontariat de la personne suivie. Au-delà, elle demande que la question soit débattue devant le Parlement. Il faut préciser que la CNIL a un pouvoir sur les collectivités territoriales et les entreprises, mais pas directement sur l'État. Le projet français est porté par l'INRIA, l'Institut National de Recherche Informatique et en Automatique. Certaines équipes travaillent conjointement avec la CNIL. Les intérêts entre éthique, intentions nationales et dotations de l'Etat se croisent.
Des partenaires qui participaient au projet en Suisse viennent de se retirer.