Créer un kérosène de synthèse avec les fumées de l'usine à papier Sylvamo (anciennement International Paper) pourrait paraître fantaisiste. C'est pourtant le projet très sérieux que l'entreprise Verso Energy compte mener à son terme à Saillat-sur-Vienne en Haute-Vienne. Entretien avec Antoine Huard, l'un des deux cofondateurs de Verso Energy.
Un milliard d'euros et 300 emplois créés entre Saillat-sur-Vienne (Haute-Vienne) et la Charente. La perspective pourrait paraître fantaisiste. Pourtant, elle émane d'un projet qualifié de "sérieux" par les élus du territoire.
La société Verso Energy a dévoilé les contours de son projet, vendredi 7 juin, dans un communiqué de presse. Depuis plusieurs mois, elle a pris contact avec les élus du territoire, cherché des terrains et s'est entendue avec l'entreprise Sylvamo pour mener à bien un projet de production de kérosène de synthèse. Projet confirmé par Pierre Allard, président de la communauté de communes Portes océanes du Limousin. "C'est évidemment une bonne nouvelle pour le territoire, à la fois en termes de création d'emplois, si le projet va à son terme et surtout pour son caractère vertueux, puisqu'il vise à valoriser les fumées qui s'extraient de l'usine à papier qui ne servaient à rien jusque-là".
France 3 Limousin : Pouvez-vous nous présenter Verso Energy ?
Antoine Huard : Nous avons monté cette entreprise en 2021 avec Xavier Caïtucoli, fondateur et ancien président de Direct Énergie, revendue en 2018 au Groupe Total pour deux milliards d'euros, et donc moi-même Antoine Huard. J'ai été directeur du Développement du groupe Générale du Solaire de 2013 à 2021.
L'ambition est de bâtir un énergéticien investi dans la décarbonation. Depuis une vingtaine d'années, la transition énergétique est fondée sur la mobilisation des énergies renouvelables, solaire et éolien et sur la production de molécules de gaz non fossile de manière industrielle. Nous voulons mixer les deux. C'est le sens du projet que nous voulons monter à Saillat-sur-Vienne.
Justement pouvez-vous détailler ce projet ?
Il s'agit de produire une molécule de synthèse par électrolyse en utilisant le CO2 émis par Sylvamo (le producteur de papier, NDLR) et, en le mixant avec de l'hydrogène, on aboutit à la création d'un carburant de synthèse, le méthanol. Il peut être utilisé presque tel quel pour le transport maritime. Après traitement, on peut aussi l'utiliser dans le moteur des avions.
Le gros avantage, c'est que ce n'est pas considéré comme une énergie fossile. Le CO2, dit biogénique, contenu dans les arbres utilisés à Saillat se serait, de toute manière, répandu dans l'atmosphère lors de la décomposition des arbres.
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Pourquoi avoir choisi de l'implanter en Haute-Vienne ?
La base de notre procédé, c'est l'utilisation du CO2 en énorme quantité. Or, l'usine de Saillat est une des plus grandes émettrices puisque c'est une des plus grandes usines à papier d'Europe. La vapeur d'eau émise par les cheminées part actuellement dans l'atmosphère et ne sert à rien. Et on ne parle pas d'une petite quantité. On estime que 630 000 tonnes sont produites chaque année. Elles nous permettraient de produire 150 000 tonnes d'ESAF (le nom du carburant de synthèse). Ce sont des quantités énormes par rapport aux autres projets semblables menés ailleurs dans le monde qui se situent plutôt autour des 40 à 50 000 tonnes. Nous profitons de plus à Saillat des infrastructures existantes et notamment la voie ferrée que nous comptons bien utiliser pour exporter le carburant.
L'idée, c'est de tout faire sur place. Pour mener à bien le projet, il faut capter du CO2, mais aussi produire de l'hydrogène. Une unité sera uniquement dédiée à cette tâche. Là encore, nous avons la ressource en eau disponible avec la Vienne et nous avons déjà versé un acompte à RTE pour l'installation d'une grosse ligne électrique. L'idée, c'est que l'activité ne soit pas délocalisable. Il n'y aura aucun impact sur l'activité de Sylvamo. Cette entreprise ne va pas soudain devenir productrice d'énergie et ne va pas augmenter sa production pour satisfaire nos besoins. La production actuelle nous suffit largement. L'idée, c'est de profiter de l'implantation ancienne de l'entreprise en mettant en place des synergies industrielles. Nous profiterons des atouts du bassin d'emploi déjà largement tourné vers l'industrie avec une main-d’œuvre qualifiée et où un nouveau projet ne fait pas peur.
Qu'est-ce qui vous a orienté vers cette technologie ?
Il y a un gros changement dans la réglementation qui nous a incités à investir dans ce carburant de synthèse. À partir de 2030, l'Union européenne va imposer à tous les avions qui décollent de son territoire d'en utiliser 1,2%. Cela va progressivement monter à 5% en 2035 pour approcher les 35% en 2050. C'est un débouché assuré par la législation qui nous permet d'engager près d'un milliard d'euros pour notre projet. Ce nouveau carburant coûte évidemment plus cher à produire, ce qui impliquera une hausse du prix du billet. Mais il ne me paraît pas aberrant que cette augmentation finance un projet industriel non délocalisable en Limousin.
Il ne nous a pas échappé qu'après le résultat des élections, une période d'incertitude s'ouvre. Malgré tout, nous sommes confiants. Nous pensons que la transition énergétique et la décarbonation sont des processus indispensables et irréversibles, peu importe qui est aux commandes.
Quelles répercussions en termes d’emploi ?
Nous estimons créer 120 emplois directs et 180 emplois indirects. J'ajoute que les travaux devraient mobiliser environ 1000 salariés pendant les trois années de construction.
À quel stade de développement se situe le projet ? Va-t-il vraiment voir le jour ?
Nous en sommes au stade de l'étude technique de faisabilité. Nous avons déjà posé une option sur les terrains qui nous intéressent pour installer les trois unités. L'acompte pour la ligne électrique a été versé. Si nous prenons la responsabilité de communiquer aujourd'hui, c'est que le projet est bien avancé. Les permis de construire pourraient être déposés en 2025 avec un début des travaux en 2026 et leur achèvement en 2029. Il nous faut absolument tenir ce calendrier puisque la réglementation dont je vous parlais entre en vigueur en 2030. Il faut que nous soyons prêts à ce moment-là. Je n'imagine pas que nous puissions échouer et ainsi forcer les avionneurs à se tourner vers d'autres pays pour se fournir, ce qui serait tout de même une aberration écologique, politique, industrielle et géostratégique.