Dom Juan ou le Festin de pierre est la nouvelle pièce du théâtre de l'Union et l'académie supérieure professionnelle de théâtre du Limousin. Voici le carnet de bord numéro 15 de cette création. Découvrez cette adaptation originale et audacieuse du mythe de Dom Juan.
Cette série de carnets de bord nous propose de découvrir l'histoire d'une création. Voici le quinzième épisode des carnets de bord de Dom Juan ou le Festin de pierre.
Cette nouvelle création de Jean Lambert-wild, le directeur du Théâtre de l'Union de Limoges et de Lorrenzo Malaguerra a été présentée sur scène à Limoges.
Ce spectacle revisite le mythe de Dom Juan. Quatre des dix-sept jeunes comédiennes et comédiens de l’Ecole Supérieure Professionnelle de Théâtre- l’Académie de l’Union joueront également tour à tour et en alternance Don Elvire, Charlotte, Don Carlos et le Mendiant.
Carnet de bord #15
Notre adaptation nous conduit ailleurs. Nous imaginons mal une statue pénétrer dans l'univers que nous avons bâti autour de notre adaptation, mais nous ne souhaitons pas non plus utiliser cette apparition pour parler d'autre chose (de la croyance, de l'oppression, etc.) : de fait, nous nous intéressons à Dom Juan, pas particulièrement au Commandeur, et nous n'avons pas besoin de son intervention pour précipiter brutalement la fin du héros puisque sa mortalité est au cœur de notre spectacle.
Quelle est donc sa place, son rôle, dans notre version ?
Cette question, en vérité, nous a accompagnés tout au long du processus de création : elle aura plus été une source d'inspiration qu'un guide, un point d'interrogation clignotant comme un phare au lointain plutôt qu'une thèse à défendre, un port à atteindre.
Ce qui suit éclairera notre démarche, mais révèle des éléments importants du spectacle : le futur spectateur préférera peut-être y revenir après avoir assisté à la représentation…
Avec le recul, force est de constater que notre approche du Commandeur découle en premier lieu de l'adaptation forgée par Jean Lambert-wild et Catherine Lefeuvre. Comme nous nous en sommes expliqués dans un précédent Carnet de bord, le recentrement autour de Dom Juan (déjà présent chez Molière par rapport à l'original de Tirso de Molina) nous a conduit au choix d'un décor unique : son palais. Et l'unité de lieu a eu pour conséquence de placer le tombeau du Commandeur dans les sous-sols du bâtiment, sous l'estrade destinée aux musiciens.
Le spectateur voit donc Sganarelle et Dom Juan pénétrer dans le tombeau du Commandeur, mais il ne perçoit pas l'intérieur du tombeau. Il nous est décrit par les répliques de Molière, mais il est dérobé à notre regard. De même pour la statue, dont le mouvement n'est perceptible que par la réaction du valet, puis du maître. Cela nous convient parfaitement, car ce sont bien leurs attitudes qui nous intéressent, pas les mouvements théâtraux d'une fausse statue…En outre, ne pas laisser directement voir au spectateur les premières manifestations du fantastique dans la pièce, permet d'entendre pleinement les points de vue qui s'affrontent : celui de Sganarelle, qui croit ce qu'il a vu, celui de Dom Juan, qui cherche une explication à ce qu'il juge ne pouvoir être que « les fruits de l'imagination » – alors que le montrer trancherait le débat en faveur du valet, et transformerait Dom Juan en incroyant acharné.
Nous sommes immédiatement convaincus par ce premier tableau, qui consonne avec notre projet. Mais plus loin dans le spectacle, et comme dans le Dom Juan de Molière, le Commandeur parle… Comment gérer cela ?
Au cours des répétitions, nous essayons mille possibilités, mais rien ne nous convainc vraiment. Cette voix, qui matérialise notre Commandeur invisible, rompt avec la logique scénique que nous avons mise en place lorsque nos personnages découvrent la statue. Notre problème se précise : comment parvenir à conserver le doute aussi longtemps que possible, pour que la certitude sensible de Sganarelle ne l'emporte pas incontestablement sur le doute méthodique et rationaliste de Dom Juan ?
Animer une statue de pierre engendre une créature scénique bâtarde entre homme, démon et divinité : nous sommes parvenus à l'éviter. La faire parler aura inévitablement la même conséquence : nous devons y renoncer, même si les répliques du Commandeur sont indispensables pour faire progresser l'action… La contradiction semble insurmontable, mais une solution finit par se présenter pendant la dernière ligne droite des répétitions, sans doute forcée par notre refus de renoncer… Notre Commandeur ne parle pas, il rugit, meugle, grogne, sorte d'animal féroce et colérique tapi sous la terre, élément du bestiaire intrigant que nous entendons depuis le début du spectacle. Est-il un mammifère, un monstre, une créature fantastique ? Dom Juan, Sganarelle, les musiciens mais aussi les spectateurs, restent libres de leur interprétation. En tout cas, Dom Juan seul semble le comprendre, qui reprend chez nous à son compte les répliques placées par Molière dans la bouche du Commandeur.
Sans nier, dénoncer ou subvertir le fantastique, sons, lumières, fumées transforment ainsi notre Commandeur en une présence mystérieuse, qui se matérialise progressivement. Mais au fur et à mesure que ses traits se précisent, une sorte de folie s'empare de notre Dom Juan. Nous développons ainsi deux dynamiques qui s'opposent et se complètent, de sorte que, au moment du final, il devient impossible de savoir si la scène relève de l'hallucination ou du fantastique. Comme dans les cérémonies vaudoues, où quelque chose nous échappe sans que nous puissions savoir exactement de quoi il s'agit, seule compte ici l'effectivité, le développement dramatique de la scène, en l'occurrence cet accomplissement qu'est la mort du héros.
Qui donc tue Dom Juan ? Une statue, un spectre, lui-même, un double spéculaire ? Notre final laisse à chacun le loisir de répondre, car le Commandeur, chez nous, n'est pas tant un deus ex machina revisité qu'une manifestation poétique du destin : apparaissant après la scène du Pauvre, il accompagne et amplifie (sans nécessairement le provoquer ou l'influencer) ce mouvement intérieur par lequel Dom Juan abandonne son combat contre la finitude, et accepte en héros (« Je suis un chevalier ! » seront ses derniers mots) son rendez-vous ultime avec la mort."
Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Marc Goldberg