Notre série des carnets de bord se poursuit avec ce septième épisode autour de Dom Juan ou le Festin de pierre. Ce nouveau spectacle est proposé par le théâtre de l'Union et l'académie supérieure professionnelle de théâtre du Limousin. Une adaptation originale présentée du 19 au 29 mars.
Alors que la pièce rencontre un très grand succès à Limoges, voici le septième carnet de bord proposé par l'académie de l'Union à Limoges.
Ces carnets nous proposent l'histoire d'une création, celle de Dom Juan ou le Festin de pierre. Cette pièce est la nouvelle création de Jean Lambert-wild, le directeur du Théâtre de l'Union de Limoges et de Lorrenzo Malaguerra.
Ce spectacle revisite le mythe de Dom Juan. Sur scène à partir du 19 mars 2019, quatre des dix-sept jeunes comédiennes et comédiens de l’Ecole Supérieure Professionnelle de Théâtre- l’Académie de l’Union joueront également tour à tour et en alternance Don Elvire, Charlotte, Don Carlos et le Mendiant
Carnet de bord #7
Dès le début, et nous l'avons noté dans le second Carnet de bord, nous avions conscience que, à l'inverse de Tartuffe ou Alceste, Molière n'a pas inventé Dom Juan : il reprend une tradition assez récente (la publication de la version « originale » par Tirso de Molina remonte à environ 35 ans.) mais déjà riche, puisque le destin du séducteur de Séville a été représenté entre temps sur les scènes espagnoles, italiennes et françaises. Nous viennent aussi à l'esprit, bien entendu, des versions plus tardives, comme le Don Giovanni de Mozart ou L'Invité de pierre de Pouchkine.
Nous nous apercevons qu'une véritable fascination pour dom Juan s'affirme à l'époque de Molière, qui se confirme ensuite de génération en génération : après l'Espagne, l'Italie et la France, c'est la scène anglaise que notre héros conquiert une dizaine d'années après le spectacle de Molière avec une pièce de Thomas Shadwell intitulée Le Libertin pour laquelle Purcell écrira plus tard des musiques, il revient ensuite en Italie avec Goldoni et passe à l'opéra avec Mozart au cours du siècle suivant, devient source d'inspiration poétique pour Byron, Baudelaire et Théophile Gautier ou philosophique pour Kierkegaard au XIXème siècle, investit la musique symphonique au tournant du siècle suivant chez Richard Strauss puis Sibelius, revient en force au théâtre avec des versions d'auteurs majeurs comme Odon Von Horvath, Max Frisch ou Montherlant, conquiert la prose chez Apollinaire après un projet avorté de Flaubert, se retrouve à l'écran dès 1926 avant d'être incarné par Errol Flynn ou Johnny Depp, sans parler des tableaux de Fragonard, Delacroix et autres…
Est-ce à chaque fois le même personnage ? Oui et non. Il change avec les époques. Il inspire les grands artistes parce qu'il éclaire quelque chose d'eux-mêmes et de leurs contemporains. C'est en cela qu'il n'est plus un simple personnage, mais un mythe, autrement dit un thème qu'on peut indéfiniment revisiter parce qu'il se nourrit et s'approfondit d'être exploré à nouveau.
Nous mesurons aussi progressivement que la version de Molière a cela de particulier que, d'une certaine façon, elle constitue un pivot, un point de référence à partir duquel les versions à venir s'échafaudent. Molière n'a pas inventé le personnage de Dom Juan, mais il a largement contribué à sa bascule dans la dimension du mythe. À nous donc de nous en emparer dans ce qu'il a de singulier, mais riches des créations postérieures dont nous sommes imprégnés, pour faire en sorte que ces épaisseurs soient pour nous ferment de libertés et de découvertes.
L'adaptation et la distribution ont été des étapes cruciales dans notre appropriation de la pièce, mais que suggèrent-elles de ce que pourrait être « notre » Dom Juan ?
Pendant les premières répétitions, nous prenons notre intuition « au pied de la lettre ». Dom Juan tousse, crache du sang, chancelle et semble seulement s'animer lorsqu'il séduit. Considérer que la mort ne vient pas brutalement interrompre la vie d'un jouisseur sous la forme d'un Commandeur deus ex machina, mais que le festin de pierre conclut un combat sauvage entre le héros et la maladie, voilà qui donne automatiquement une couleur sombre à l'ensemble.
De fait, un voile crépusculaire s'abat sur cette histoire que les auteurs et les critiques ont toujours eu du mal à caractériser. Comédie (selon Molière), tragi-comédie (pour ses prédécesseurs français), poème dramatique (Pouchkine), pièce à machine (pour de nombreux critiques) ? On a tout essayé pour qualifier ce texte inclassable. Une chose est certaine : sa dimension tragique (Shadwell considérait son Libertin comme une tragédie.) se révèle clairement sous nos yeux, et nous intéresse pour autant qu'elle n'oblitère pas les moments de comédie. Nous comptons sur la dimension clownesque de notre Dom Juan pour découvrir le bon équilibre…
La menace constante de la mort a pour autre conséquence d'approfondir la relation entre Dom Juan et Sganarelle dans une direction que nous choisirons de conserver : le valet veille sur son maître, il en prend soin autant qu'il le sert. Une dimension maternelle se dégage ainsi parfois de Steve Tientcheu, qui évoque certaines nourrices des pièces russes, et que son physique impressionnant rend particulièrement théâtral.
Mais quelque chose d'autre se produit au plateau, que personne n'avait anticipé : le clown blanc valétudinaire de Jean Lambert-wild prend des allures de Nosferatu. Est-ce une bonne chose ?
Certes, nous souhaitons explorer une forme de vampirisme chez notre Dom Juan, qui se nourrit du cœur des femmes pour ranimer son énergie vitale ; mais nous sentons qu'il prend alors des allures de Casanova, prédateur mécanique appartenant davantage au monde de Sade qu'à celui du libertinage. Certes, la dimension érotique de Dracula est incontestable, comme Polanski l'a si joyeusement mise en exergue dans Le Bal des Vampires ; mais il nous semble que l'emprise du comte Dracula sur ses proies relève d'une fascination, d'une terreur qui appartient presque au règne animal, quand Dom Juan, que ce soit pour séduire (les femmes), manipuler (son Père, Monsieur Dimanche) ou convaincre (Sganarelle, le Pauvre), s'emploie à manier les mots pour ensorceler autrui. Nous nous apercevons ainsi que, en l'état, deux mythes se superposent et brouillent notre recherche.
Cela tient sans doute à un jeu de couleur : pour des raisons de contraste évidentes, le vampire est blafard, visage blême et cape noire, en quête de sang, de rouge donc. Lorsque Gramblanc, visage entièrement maquillé de blanc, arpente le plateau en quête de chair fraîche, il évoque donc immanquablement un vampire, dont le rapport à la mort (il est immortel pour autant qu'il tue) et aux hommes (prédation) diffère profondément du Dom Juan malade et séducteur que nous avons en tête.
La seconde série de répétitions s'achève là. Nous savons plus précisément ce que nous attendons de notre Dom Juan, mais il nous résiste. Au fond, nous avons plus avancé sur Sganarelle que sur son maître, parce que le clown blanc de Jean Lambert-wild crée une sorte de court-circuit que nous ne parvenons pas encore à gérer.
Nous sentons qu'il faut affiner notre Gramblanc pour qu'il puisse jouer Dom Juan, pas Nosferatu. Car en l'état, et quelles que soient les suggestions de Lorenzo Malaguerra, l'interaction profonde qui unit le clown et son costume conduit immanquablement Jean Lambert-wild vers la figure du vampire.
Nous nous séparons sur ce constat. Les mois qui nous séparent de la troisième série de répétitions sont l'occasion pour Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Marc Goldberg d'échanger sur la question, mais nous savons qu'il faudra attendre le retour au plateau pour trouver un Dom Juan qui soit celui de Gramblanc."
Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Marc Goldberg