Ils ont fait du contact, du toucher, des corps-à-corps leur matière première. En cette période de déconfinement où la distanciation sociale s'impose, les chorégraphes Benjamin Lamarche et Hervé Koubi s'interrogent sur leur art et s'inquiètent pour son avenir.
Rester au même endroit pendant deux mois ? C'est simple, en 40 ans, ça ne nous était jamais arrivé !
Benjamin Lamarche, chorégraphe (Cie Sous la Peau)
Après 25 ans passés à Nantes où ils ont dirigé le centre chorégraphique, Claude Brumachon et Benjamin Lamarche se sont installés en Limousin en 2016 et c'est dans leur maison près de Saint-Pardoux (87) qu'ils ont opéré un confinement strict, dans un cadre naturel qui fait d'eux des "chanceux". Malgré tout, la situation est difficile à vivre pour les deux artistes.
Les créations qu'ils mènent avec succès au sein de la bien-nommée compagnie Sous la Peau sont toutes à l'arrêt pour l'instant. "Cette année était particulièrement dense et compacte pour nous, explique Benjamin Lamarche. Il a fallu stopper la tournée du solo Icare qui devait passer par Bellac, Neuilly, le festival de Tours, mais aussi la création autour de Pinocchio avec les élèves de l'école de Magnac-Laval, le projet avec la Mégisserie de Saint-Junien et les 6èmes du collège de Châlus, le spectacle Anachronos et bien d'autres encore..."On ne vit que pour l'humain, le corps-à-corps, les embrassades... Pour Claude (Brumachon), c'est assez compliqué parce qu'il n'est pas du tout numérique : il n'a pas de portable, d'ordinateur ou de tablette... Alors on est dans une période de réflexion : on lit, on se nourrit avec des films. En étant dehors, aussi. Moi, je vois que beaucoup de choses se font sur instagram (NDLR : les chorégraphies en ligne de Mehdi Kerkouche, par exemple). Je comprends et j'observe ça avec intérêt mais cette relation virtuelle, ça ne nous correspond pas.
Benjamin Lamarche a tout de même pu s'aménager un petit studio de répétition dans la maison. Après avoir pris lui-même un cours avec une amie, il propose à ses danseurs disséminés dans le monde entier de le faire pour eux. "Les danseurs étaient ravis, ils en avaient besoin. C'est important de garder le corps vivant, ça s'atrophie vite. Et puis c'est convivial, et assez rigolo, même si le contact direct me manque trop !"
Installé à Brive depuis près de 20 ans, Hervé Koubi partage cette frustration de l'éloignement. "Quasiment toute la troupe a été confinée à Brive, dit-il, soit près de 25 personnes, et malgré le déconfinement, pour l'instant on ne peut rien faire.
On a des portés, on transpire, on souffle, la situation actuelle est ingérable pour nous. On doit garantir la sécurité de nos danseurs. On a dû annuler 35 dates, c'est 400 000 euros de manque-à-gagner pour la compagnie. Ce qui nous sauve, c'est le statut d'intermittents des danseurs.
Chaque semaine durant le confinement, une pièce de la compagnie a été intégralement diffusée sur divers supports comme Mezzo.
La rentrée de septembre en ligne de mire
Les deux chorégraphes s'accordent sur le fait qu'ils peuvent tenir jusqu'en septembre, mais si l'inactivité se poursuit, ce sera terrible.
"On croise les doigts pour la rentrée où nous devons proposer le Faust à l'Opéra de Limoges explique Benjamin Lamarche. On doit aussi faire l'inauguration des Francophonies avec trois semaines de répétitions prévues en septembre, avec 50 personnes, dont des amateurs. On a de la chance car l'Etat comme la Région nous ont assuré que nos subventions sont maintenues donc nous n'avons pas fait appel au chômage partiel pour les danseurs. En plus, les théâtres ont soit reporté soit payé les spectacles. Il faut que ça reparte : on est prêts. Les projets sont dans la tête, dans les corps."
Benjamin Lamarche : Si ça redémarre en septembre, on sauvera les meubles.
Hervé Koubi : Si on ne reprend pas en septembre, la compagnie n'y survivra pas, ce serait un désastre.
Aujourd'hui, on est en première ligne, explique Hervé Koubi, notre compagnie s'auto-finance à 85%, avec seulement 15 % d'argent public. On avait 4 pièces en tournée, on a reporté beaucoup de dates. La Région, la Ville, le Département nous soutiennent, mais sans spectacle, on ne tiendra pas. J'ai peur que la culture soit considérée comme un luxe et pas comme une nécessité.
Danser autrement ?
Benjamin Lamarche explique avoir toujours travaillé sur la chair, sur l'autre, sur des gestes comme "je te tracte, je te porte", avec des groupes de danseurs qui s'imbriquent. "Si les choses ne changent pas, si on doit respecter des gestes-barrière, notre création mourra, regrette Benjamin Lamarche. Comme le dit Claude (Brumachon), "si la vie devient comme ça, moi j'arrête. Je me suis renouvelé dans les lieux, le pourquoi de ma danse, avec qui je créé, mais faire à distance, non, ça ne m'inspire pas".Faire des chorégraphies masqués, sans se toucher, c'est George Orwell, c'est un cauchemar ! J'ai encore 10 ou 20 ans de création devant moi, je l'espère, dans cet art sensuel, cet art du toucher. Je ne crois pas à la danse dématérialisée, ça me déprime.
Hervé Koubi, chorégraphe
"Si on est contraint d'appliquer des règles, je le ferai, mais je crois que cela nous ramènerait à une vocation alimentaire de notre condition d'artiste. Se réinventer à distance, je n'y crois pas. C'est à pleurer ! " conclut Hervé Koubi, particulèrement inquiet pour l'avenir de la danse.