Battus 3-0 à Turin en demi-finale aller de la coupe d'Europe des clubs champions, les bordelais d'Alain Giresse frôlent l'exploit au match retour dans un Parc Lescure en ébullition.
Le chef d'oeuvre inabouti de la plus belle équipe des Girondins de tous les temps.
C'était une époque où François Mitterrand appelait la jeunesse de la planète à défendre les droits de l'homme lors du 65 ème congrès éponyme à Paris.
Un discours du chef de l'Etat à la résonnance particulière deux jours avant l'ouverture du procès du siècle en Argentine le 22 avril. Neuf chefs militaires furent poursuivis pour avoir commis plus de sept cents cas de violences des droits de l'homme. Dont le général Jorge Rafael Videla qui dirigea le pays après le coup d'état qui destitua Isabel Peron en 1976 jusqu'en 1981, et la guerre sale qui fit neuf mille victimes.
Plus près des étoiles
Ce mois d'avril 1985, c'était aussi l'époque des premiers troubles en Nouvelle-Calédonie et d'une chanson du groupe toulousain Gold "Plus près des étoiles".
Sortie d'abord à l'essai dans le Sud-Ouest, ce futur tube évoque le sort des boat-people qui fuyaient les dictatures communistes au Vietnam et au Cambodge.
Dans sa perception sportive, ce "plus près des étoiles" accompagne parfaitement le destin européen de la meilleure équipe française, Bordeaux.
Des Girondins irrésistibles
En cette saison 1984-85, c'est l'équipe d'une vie. A domicile les hommes d'Aimé Jacquet sont intouchables : vingt-cinq matchs à Lescure toutes compétitions confondues, vingt-trois victoires et deux nuls. Un épouvantail, champion de France en titre et qui conservera son trophée national. Personne ne résiste dans l'hexagone aux Giresse, Tigana, Lacombe, Dropsy, Müller, Chalana...
En Europe aussi face mais l'opposition est coriace.
A l'époque, on ne parle pas de Ligue des Champions mais de coupe d'Europe des clubs champions. Seuls les clubs titrés dans leur pays la saison précédente sont qualifiés. Le niveau est très relevé.
Avant la Juve, un parcours semé d'embûches
C'était l'époque où le foot business n'imposait pas le format des compétitions pour générer toujours plus de recettes, parfois au détriment de l'intérêt sportif.
Pas de phase de poules mais des matchs à élimination directe en aller-retour, sans filet. "La France est championne d'Europe, Bordeaux est champion de France. Nous n'avons à craindre personne" clame Aimé Jacquet au début de l'épopée.
En seizièmes de finale, Bordeaux élimine difficilement Bilbao: 3-2 à l'aller en Gironde et 0-0 au retour dans le chaudron du stade Saint-Mamès.
En huitième de finale aller le 24 octobre contre le Dinamo Bucarest, Dieter Müller offre une courte victoire aux siens. Le service minimum avant un retour brûlant deux semaines plus tard. Au retour, Dragnea ouvre le score pour le champion de Roumanie (9') et remet les deux équipes à égalité. En prolongation, à la 113 ème minute, Bernard Lacombe marque enfin pour Bordeaux et qualifie son équipe au bout du suspense.
En quarts de finale, se dresse le champion de ce qui était encore l'URSS, Dniepropetrovsk. A l'aller, toujours au Parc Lescure, les Girondins marchent sur les soviétiques. Mais leur gardien Krakovsky préserve le nul à lui-seul en repoussant les innombrables occasions bordelaises: 1-1, tout se jouera le 24 mars.
Dniepr, la colère de Bez et le pénalty de Chalana
Ce match retour est fou. Dniepropetrovsk est interdite aux étrangers car c'est un lieu où l'armée rouge fabrique ses missiles. La rencontre se disputera à côté à Krivoï-Rog.
Les Girondins y sont logés de force, dans des conditions déplorables. A tel point que leur président Claude Bez pousse une grosse colère et menace de rentrer en France. L'incident diplomatique évité de justesse, tout rentre dans l'ordre. Mais le match est terrible pour les Bordelais, menés d'entrée comme à Bucarest au tour précédent, sur un but de Lissenko (12'). A un quart de la fin, Thierry Tusseau égalise : 1-1 à l'issue du temps règlementaire et de la prolongation. La place dans le dernier carré va donc se jouer aux tirs aux buts. Bordeaux inscrit ses quatre premiers. Dominique Dropsy, ce héros, en arrête un. Fernando Chalana a la balle de match. Sur la touche, Claude Bez ne veut pas voir ça et rentre aux vestiaires. Du droit, son mauvais pied, l'international portugais crucifie Krakovsky! Bordeaux est qualifié.
"Je me demande encore comment Chalana a fait pour le marquer" confiera Aimé Jacquet vingt ans plus tard à Canal +
Michel Platini donne la leçon
En demi-finale, la Juventus de Michel Platini et d'une demi-douzaine de champions du monde italiens en titre se dresse sur la route des Girondins.
Le match aller au Stadio Communale est un naufrage. Michel Platini est libre de ses mouvements et la sanction est terrible : 3-0, avec un deuxième but entaché d'une faute non sifflée sur Gernot Rohr.
"On s'est fait voler" hurlera d'ailleurs Jean Tigana, nourrissant ainsi un fort sentiment de revanche en vue du match retour
Record d'affluence à Lescure
Toute la planète football voit Bordeaux déjà éliminé, peut-être un peu trop vite.
Car le peuple Girondin y croit en ce 24 avril. Les 40 211 places du Parc Lescure (record du stade encore aujourd'hui) se sont arrachées avec des files d'attente de plusieurs centaines de mètres dans les jours précédents.
Le matin du match, des centaines de fans sont déjà là. Ils se ruent dans les tribunes à 13h lors de l'ouverture des portes. Noël Mamère, qui présente ce jour-là le journal télévisé d'Antenne 2 en direct du Parc Lescure à la mi-journée, est subjugué.
Au coup d'envoi à 20h30, Lescure est un volcan. La tension est énorme.
Dans le tunnel avant d'entrer sur le terrain, René Girard, le guerrier de l'équipe, a même interdit à Alain Giresse de serrer la main à son ami Michel Platini.
Le fol espoir
Déterminés à laver l'affront du match aller et portés par un public incandescent, les Girondins étouffent la Juventus en première période. Michel Platini, qui a cette fois Gernot Rohr en permanence sur le dos, est muselé. Et les marines et blancs ouvrent logiquement le score par Dieter Müller après une magnifique action initiée par Jean Tigana et relayée par Bernard Lacombe (23').
Le Parc Lescure explose, Bordeaux commence à y croire. En deuxième période, les débats s'équilibrent jusqu'à ce coup de tonnerre qui déchire la défense italienne en fin de rencontre.
Patrick Battiston, d'une frappe plein axe de trente-cinq mètres, ajoute un deuxième but, avec l'aide du poteau. Michel Platini hurle de rage et confiera ensuite avoir eu peur à ce moment-là d'être éliminé. Les Girondins ne sont plus qu'à un petit but d'une improbable prolongation.
87 ème minute : après un relai avec Bernard Lacombe, Jean Tigana met tout ce qu'il a dans sa frappe du droit. Tout le stade voit déjà le ballon au fond mais le gardien Bodini sauve une Juve au bord de la rupture. Le rêve est passé.
Revivez ce match mythique
Le sommet d'une équipe
Les Girondins sont éliminés et quittent la compétition la tête très haute.
"C'était le point d'orgue d'une équipe" dira l'immense Alain Giresse.
Bordeaux ne le sait pas encore mais il n'atteindra plus jamais la dem-finale de la plus prestigieuse des coupes d'Europe (NDLR : en 1995-96, Bordeaux fut tout de même finaliste de la coupe UEFA).
Ce millésime 1984-85 est le plus beau de toute l'histoire des Girondins.
L'élimination contre la Juventus ne va longtemps laisser des regrets.
Lors de la finale le 29 mai à Bruxelles, des dizaines de hooligans de Liverpool chargent à plusieurs reprises des fans de la Juve regroupés dans la tribune Z. Paniqués, ces derniers tentent de s'enfuir par le terrain.
Le bilan est épouvantable dans les rangs italiens: trente-neuf morts et quatre cent-cinquante blessés.
Devant leurs télévisions, les supporteurs bordelais, horrifiés eux-aussi par cette tragédie du Heysel, ont certainement tremblé encore plus que d'autres...