Poitiers : nettoyage de printemps chez les logeurs de prostituées

Un reportage d'Hugo Lemonier, Antoine Morel et Martine Sitaud

Il y a trois mois, un logeur poitevin était mis en examen pour "proxénétisme aggravé", dans le cadre de l'enquête menée sur les réseaux de prostitution nigérians. Sa famille, propriétaire d'au moins cinq immeubles à Poitiers, tente faire le ménage dans les appartements occupés par des prostituées. 

En avril dernier, un courrier échoue dans les boîtes aux lettres d’un immeuble du Chemin de Trainebot, à Poitiers. Ce document, rédigé en anglais et en français, débute par une formule pleine de sollicitude : "Dans le cadre d’une enquête générale en cours menée par certaines administrations, nous nous permettons de vous écrire […] pour rappeler, à toutes fins utiles, les règles de bonne conduite auxquelles vous êtes tenu(e)s."

Les pudeurs de son auteure, Claude B., lui interdisent sans doute de révéler la véritable teneur de "l’enquête générale" qui vise son mari, Hubert B. Depuis le mois de mars, ce propriétaire de 72 ans est mis en examen pour "proxénétisme aggravé", dans le cadre de l’instruction menée par une juge spécialisée dans le crime organisé au tribunal de Rennes. Le Poitevin est soupçonné d’avoir sciemment logé des prostituées, victimes de la mafia nigériane.

Sa femme, Claude B., finit par trahir ses intentions à la seconde page de sa "note informative aux locataires" : "Il est de votre responsabilité de vous comporter de manière à respecter [les] lois applicables, en ne vous livrant à aucun acte qui pourrait être légalement répréhensible (ex. : usage et/ou commerce de drogues, prostitution et tout acte répréhensible). Si nous venions à être informés de faits de cette nature, nous serions dans l’obligation d’en informer la police."

"Tout le monde sait"

La famille B. n’aurait ainsi jamais eu conscience de loger des prostituées. Ses anciennes locataires livrent un tout autre récit des mois passés dans l’immeuble Chemin de Trainebot.

Natacha (*) a vécu plus de six mois en location chez la famille B. Cette Nigériane d’une vingtaine d’années déboursait chaque mois 350 euros pour un 18 m2. "Quand je lui ai dit que je n’avais plus assez d’argent pour payer mon loyer, Monsieur B. m’a dit que je ferais mieux d’aller travailler", affirme Natacha, qui ne parle pas un mot de français. "Il m’a dit que tout le monde sait que les Africaines sont des prostituées."

Elle est expulsée début mai. Ce jour-là, pas l’ombre d’un képi ou d’un huissier, contrairement à ce que Claude B. avait promis. Natacha, qui affirme être sortie de la prostitution depuis un mois, est jetée à la rue en dehors de tout cadre légal. Contactés à de nombreuses reprises, les membres de la famille B. n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

Propriétaires d’une "soixantaine d’appartements" à Poitiers

D’après notre enquête, la famille B. tente de faire le ménage dans ses appartements depuis la libération sous caution du père. Les soupçons de proxénétisme immobilier dont il fait l’objet ternissent l’image entretenue par la société civile immobilière familiale.

Cette SCI, domiciliée avenue des Champs-Elysées à Paris, serait propriétaire "d’une soixantaine" d’appartements à Poitiers, selon un proche des logeurs. Trente-six meublés répartis dans tout le centre-ville seraient actuellement vacants, d’après l’examen du site internet créé par la famille B. Son offre s’adresse en particulier aux étudiants, à qui elle livre un gage de respectabilité : "Nous sommes en relation avec le C.R.I.J, le CROUS et les Relations Internationales des Campus et du Rectorat de Poitiers."
Depuis les démêlés du père avec la justice, la famille B. réorganise sa société civile immobilière. Jusqu’à présent, la mère, Claude B., figurait comme unique gérante de la SCI. Sa fille, une avocate d’un cabinet d’affaire parisien, a été nommée co-gérante mi-avril. Maud B. - c’est son nom - fait alors irruption dans le quotidien de la jeune nigériane, Natacha.

Payer ou partir

Ce samedi 6 mai, la fille de la famille B. se déplace en personne pour mettre de l’ordre dans les affaires de la famille. La quadragénaire a alors troqué son tailleur sombre pour un jean-basket. Auparavant, les locataires du Chemin de Trainebot ont été sommées de glisser leur loyer en liquide dans la boîte aux lettres de la société.

L’un de nos journalistes assiste à la scène. Maud B. tonne en français contre Jean-Michel, un militant de l’association poitevine Les Amis des Femmes de la Libération, qui vient en aide aux victimes de la traite humaine. Entre les deux se tient Natacha, prostrée. La jeune femme n’a plus le choix : elle doit s’acquitter de son loyer en retard ou quitter les lieux.

Aucun contrat de location ne la lie à la famille B. "A plusieurs reprises, je leur ai présenté mes papiers pour qu’ils me rédigent un bail, assure Natacha. Mais ils ont toujours refusé". Les quittances de loyer qu’elle nous présente sont toutes établies au nom d’une autre prostituée nigériane, qui a pris le large il y a quelques mois.

Avec ou sans bail, le propriétaire doit, en cas d’impayés, envoyer au locataire un "commandement de payer par acte d’huissier". Passé le délai de deux mois dont dispose le locataire, le logeur a l'obligation de saisir le tribunal d’instance pour demander l’expulsion, qui doit se dérouler en présence d'un huissier.

Une expulsion illégale

Maud B., pourtant avocate, ne semble pas s’embarrasser du droit. La famille B. fait place nette. Cinq jours après son passage à l’immeuble Chemin de Trainebot, un homme change les serrures des appartements occupés par des prostituées.

"Ils avaient enfermé ma nourriture à l’intérieur, raconte Natacha, un sanglot dans la voix. Elle m’a dit que si je ne payais pas, je ne récupérerais pas mes provisions. J’ai dû la supplier, lui dire que j’avais faim."
Jean-Michel, le militant des Amis des Femmes de la Libération, est à nouveau prévenu par Natacha. "J’ai demandé à une de ces jeunes filles où elle allait dormir le soir, témoigne-t-il, encore bouleversé par la scène. Elle ne savait pas, donc je lui ai proposé de téléphoner à la Croix Rouge. Elle m’a dit qu’elle irait à l’hôtel avant de partir en pleurant."

Prendre son mal en patience

Toutes les affaires de Natacha sont répandues dans le couloir exigüe qui mène aux studios. Les paquetages de ses deux voisines, elles aussi expulsées, sont semblables au sien : des casseroles hors d’usage, une maigre pile de vêtements, des couvertures, etc. Les seuls biens que possèdent ces femmes prises à la gorge par la mafia nigériane. Elles sont toutes sommées de rembourser une dette de 30 à 40 000 euros aux proxénètes, qui les ont envoyées en France avant de les exploiter.

Désormais à l’abri, Natacha doit prendre son mal en patience. Les "parcours de sortie de la prostitution" mis en place par l’Etat ont pris trois mois de retard. Ils doivent lui permettre de toucher une aide financière de 330 euros et de trouver un logement, une étape indispensable à sa reconstruction.

En attendant, l’association Les Amis des Femmes de la Libération pourvoit seule aux besoins de Natacha, toujours traumatisée par trois années passées sur les trottoirs de Poitiers.

(*) Le prénom a été changé.
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