"On nous demande de faire de l'abattage" : le grand malaise du monde judiciaire

Après le suicide d'une jeune magistrate, juges et greffiers doivent se rassembler ce mercredi devant tous les tribunaux de France. Comme à Montpellier, Ils dénoncent des conditions de travail indignes et l'incapacité de rendre une justice sereine.

« En trente ans de carrière, c’est la première fois que je vois ça », souffle Frank Berton, avocat du barreau de Lille, en audience à Montpellier pour un long procès d’assises.  Aujourd’hui, pourtant il n’y aura pas ou peu d’audiences.

Magistrats, avocats, greffiers, tous seront sur les marches des tribunaux pour exprimer, plus qu’un ras-le-bol, un malaise profond de la justice. Il s’est traduit par le suicide en août dernier d’une jeune juge. "Notre rentrée a commencé devant l’église Saint-Michel de Lille, lundi 30 août. Nous enterrions Charlotte, notre jeune collègue de 29 ans, qui s’est suicidée le 23 août. Cela faisait deux ans qu’elle était magistrate, juge placée [auprès du premier président d’une cour d’appel], envoyée de tribunaux en tribunaux pour compléter les effectifs des juridictions en souffrance du Nord et du Pas-de-Calais. Charlotte mesurait la charge de travail et le niveau d’exigence qu’elle devait atteindre pour devenir la magistrate humaine et rigoureuse qu’elle souhaitait être. Nous souhaitons affirmer que son éthique professionnelle s’est heurtée à la violence du fonctionnement de notre institution" (…. ) écrivent les signataires d’une tribune dans le journal Le monde publiée le 23 novembre dernier. Une tribune  signée par 5400 magistrats, 1500 greffiers et 500 magistrats en formation, dans laquelle se reconnaît une grande partie du monde judiciaire.

Souffrance

C’est un texte rédigé par 9 jeunes magistrats dans lequel ils dénoncent la souffrance éthique, physique et psychologique dans lesquelles nous sommes amenés à rendre la justice.

Sophie Ben Hamida

Juge et représentante du Syndicat de la magistrature

"Ce que vivait au quotidien Charlotte n’est pas isolé, loin de là », affirme Sophie Ben Hamida, juge à Montpellier et représentante du Syndicat de la magistrature. "Il s’agit d’une mobilisation historique, On rend une justice dans des conditions complètement déshumanisées qui ne nous permettent pas d’entendre les justiciables, et de les traiter dans des délais convenables », regrette la magistrate montpelliéraine.

Politique du chiffre

Tous dénoncent la politique du chiffre : la seule exigence à l’heure actuelle serait de produire en quantité des décisions sans se préoccuper de la qualité. "Par rapport à la médiane des pays  du conseil de l’Europe, il faudrait doubler le nombre de magistrats et de greffiers en France ne serait-ce que pour rattraper en partie le retard. En comparaison,  le budget par habitant accordé à la justice est en France deux fois moins important que celui de l’Allemagne", ajoute Sophie Ben Hamida.

 "En France, pour 100 000 habitants, on compte 3 procureurs, 11 juges et 34,1 "personnels non juge", incluant les fonctionnaires de greffe alors que la médiane européenne se situe à 11 procureurs, 18 juges et 60,9 personnels non juge", soulignent les syndicats de justice toutes tendances et toutes professions confondues.

Des délais doublés

Aux affaires familiales, à Montpellier, un poste sur quatre n’est pas remplacé. Les délais  sont passés de six mois à un an . « Aux prud’hommes, on juge des contentieux qui remontent à 2017, et devant la cour d d’appel, ils peuvent dater de 2015. Il y a un stock de 6000 dossiers à la chambre sociale".

Abattage  

Les magistrats pointent le manque de temps pour instruire les dossiers, le temps de parole de la défense  également très insuffisant.

Au pénal, en juge unique on nous demande de faire de l’abattage : on doit traiter 20 dossiers pour une audience de 6 heures, ce qui revient à consacrer 18 minutes en moyenne à chaque dossier

Sophie Ben Hamida

Syndicat de la magistrature

 "Des dossiers qui sont pour la plupart des affaires de violences conjugales.  En matière criminelle également, lorsqu’un juge d’instruction est nommé, on juge des affaires  datant de 2008 ou 2009 alors que les juges ont rendu leur ordonnance en 2018.  Pour la cour d’assises, si  même si cela s’est un peu amélioré, les personnes qui sont sous contrôle judiciaire attendent en moyenne quatre ans avant d’être jugées. Ce sont des délais inacceptables en termes de réponse judiciaire pour la société et pour les personnes poursuivies".

AVC à répétition

La dégradation des conditions de travail est sensible depuis une dizaine d’années. « Le service de la médecine du travail dans l’Hérault est en alerte. Ces derniers mois, les AVC se sont multipliés dans les services de la justice. On travaille sans relâche le soir, les week-ends… Avec tout ce que cela implique sur la santé des personnels.

Epuisement des greffiers

Emilie Dumay est greffière. Une profession discrète qui aujourd’hui sort de sa légendaire réserve pour exprimer son mal-être. « Nous sommes en sous-effectif chronique dû à l’insuffisance du recrutement, à la non prise en compte des temps partiels. Conséquence : on assiste au transfert de la charge de travail sur les personnels existants qui finissent aussi par s’épuiser, craquer et tomber malades.

Postes non budgétés

« Au Ministère de la justice, les emplois sont localisés mais pas budgétés, donc on va vous dire qu’à tel endroit il faudra 10 personnes et on aura le budget pour n’en payer que 9 » ajoute la représentante CGT des Chancelleries et services judiciaires. "La ville de Montpellier c’est aussi avec 1500 habitants de plus chaque mois, un accroissement des contentieux. C’est en plus une population décuplée en été. Des données dont les autorités ne tiennent pas compte tout au long de l’année…."

Réforme des tribunaux

La réforme des tribunaux n’aurait pas arrangé les choses.

"Quand le sous-directeur de greffes est intervenu à Montpellier pour venir en soutien à la juridiction suite au décès de la directrice de greffe, il nous a aimablement expliqué que le sous-effectif à Montpellier était inférieur au sous –effectif moyen au niveau national, et donc que nous n’avions pas à nous plaindre"

Emilie Dumay

Greffière. CGT Chancellerie et services judiciaires

Pas de doute, Emilie Dumay sera avec beaucoup d’autres magistrats à la mi-journée sur les marches du tribunal  de la cour d'appel de Montpellier pour exprimer son ras-le-bol.

Plan d'urgence

La profession demande un plan d’urgence et le recrutement d’un nombre conséquent de magistrats et de fonctionnaires de greffe. « La justice est censée garantir la sécurité et la paix civile. Ne pas lui donner les moyens de fonctionner c’est un réel danger démocratique » conclut Sophie Ben Hamida, qui ira elle aussi exprimer sa colère.          

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