Ce premier juin à Madrid, Antonio Ferrera a donné probablement la plus belle et la plus inspirée faena de sa carrière.
La faena de Ferrera à Bonito, un exceptionnel toro de Zalduendo, est incontestablement l'événement le plus marquant d'une feria de San Isidro qui n'en manque pourtant pas. Perera, Roca Rey, Aguado, David de Miranda, Ureña, Juan Leal entre autres ont ravi les aficionados.
Mais ce qu'il s'est passé ce premier juin, c'est autre chose.
Antonio Ferrera, 41 ans, a connu une carrière particulièrement chaotique. D'abord cantonné dans les corridas difficiles, connu pour ses facilités de banderillero et ses manières primesautières, il a été grièvement blessé à Muro en 2016. Quand il est revenu aux arènes, son style s'était épuré et on a vu, notamment à Séville en 2017, un Ferrera assagi et capable de toréer de façon complètement classique.
À Badajoz, le 14 mai dernier, à 7h30 du matin, les passants alertaient les pompiers. Un homme s'était jeté dans le fleuve du haut d'un pont : c'était Antonio Ferrera! La rumeur parla d'une rupture sentimentale, de tentative de suicide, d'hospitalisation en psychiatrie.
Antonio est revenu aux arènes le jeudi 30 mai à Cordoue. Sans peine ni gloire.
Le contrat suivant, c'était Madrid. La San Isidro. Et la transformation d'un torero jusqu'ici taxé de pueblerino (tout juste bon à charmer le public des villages).
On peut se faire une idée de l'émotion ressentie par le publice de Madrid en regardant la vidéo , mais quand la tauromachie atteint cette intensité, rien ne saurait en rendre compte. C'est ce qu'explique parfaitement le critique du quotidien El País, Antonio Lorca, connu par ailleurs pour son intransigeance.
Nous avons tenté de traduire son article.
Inénarrable; absolument inénarrable. La lidia du premier toro est un des événements les plus émouvants et excitants qu'on puisse voir dans une arène. Les protagonistes : Antonio Ferrera, un torero super inspiré, transfiguré, reconverti en un artiste total et un toro de Zalduendo magnifique, cornes acérées, très noble et combatif.
Cela n'a duré que quelques minutes, mais il flottait un parfum d'éternité; une arène comme en pâmoison, émue au plus profond par une tauromachie nouvelle, classique, inventée par un homme débordant de grâce et de torería.
Comment raconter ça? L'art, il faut le vivre pour le ressentir. Bénis soient ceux qui ont eu la chance d'assister à cet exploit, parce que ni le récit ni la vidéo ne sont capables de rendre compte de la palpitante grandeur du mystère taurin.
Le premier signe, Ferrera l'a donné en plaçant le toro pour la pique avec une larga impeccable et très personnelle; ensuite, il l'a fait sortir de la rencontre avec le picador en tenant la cape dans le dos, c'est le fameux quite de oro, inventé par le mexicain Pepe Ortiz; puis il a attendu que Montoliú brille banderilles en main, il a pris épée et muleta et s'est avancé jusqu'au milieu du cercle. Une fois arrivé là, il a fléchi le genou droit, s'est agenouillé dans le sable, a dédié son œuvre au ciel et a fait le signe de la croix. Il allait se passer un truc étrange…
Il appelle le toro de loin, la muleta dans la main gauche. Et la symphonie commence, elle restera dans nos souvenirs. Les quatre ou cinq premières naturelles sont d'une texture exquise. Rythmées, belles, croustillantes… Puis le torero jette son épée au sol.
Encore deux naturelles, le toro s'intéresse un instant à la montera sur le sable, la muleta passe dans la main droite et décrit des tracés au bord de l'évanouissement conclus par une brillante passe de poitrine
Un autre appel lointain pour des naturelles. Une, deux, trois, fantastiques et un changement de main précieux.
Ferrera s'éloigne du toro - ces qualités sont reconnues, noblesse, combativité, rythme, rapidité, détermination - puis il revient et dessine quatre passes de la droite parfaitement relâchées. Il s'éloigne de nouveau du toro. Voici maintenant les dernières petites touches d'une tauromachie comme envoûtée. Voici la tauromachie grandiose, émouvante, inquiétante, profonde et mystérieuse.
Viennent encore les trincherillas, une passe du mépris et il laisse le toro, la muleta sur les épaules il regagne la barrière!
Ferrera prend alors l'épée, cherche à placer le toro dans la meilleure position possible et quand il y parvient, nouvelle surprise! Il recule de huit mètres environ, prépare l'épée, appelle le toro, le toro vient vers lui. L'épée s'enfonce complètement.
L'arène explose, les mouchoirs blancs l'envahissent. L'incompréhensible intransigeance du président fait qu'on ne donne qu'une oreille et qu'on entend alors une des plus bruyantes engueulades de l'année.
Antonio Lorca
El País