Malgré son titre sinistre, "Parmi les cendres" (curieuse traduction de Pisando Cenizas), le livre de Manuel Arroyo Stephens paru chez Quai Voltaire est un vrai délice.
Né en 1945, Manuel Arroyo Stephens a été libraire (spécialiste des livres anciens) et éditeur à Madrid. Il a republié, sous la dictature franquiste, des revues républicaines interdites. Il a édité le célèbre texte de José Bergamín "La música callada del torero" et il a silloné l'Espagne en sa compagnie pendant quatre saisons dans le seul but de voir toréer leur idole, Rafael de Paula. Il a d'ailleurs même, pendant quelque temps, été l'apoderado de Paula.
Pisando Ceñizas (en français Parmi les Cendres) n'est pas une simple autobiographie. On y croise certes les personnages qui ont marqué la vie de l'auteur. Sa mère, Bergamín, la petite foule des passionnés du livre, relieurs, enlumineurs, graveurs, etc. Et les toreros.
On y voit vivre l'Espagne des villages. On prend les routes, on fait halte à La Perdiz et dans les hôtels sans confort. On trouve le Madrid des années 70, au moment de l'agonie du dictateur : les cafés, les tertulias et la lumière unique sur les immeubles de la Castellana.
Mais le livre est surtout une méditation délicate sur la mort, écrite dans une langue précise et mélancolique.
Le second chapître, Mélancolie du torero, est consacré à Bergamín et Rafael de Paula.
On y croise aussi Antonio Ordónez qui avoue (après avoir descendu quelques verres) ne pas toréer aussi bien à la cape que Paula "surtout pour la demi-véronique" et qui tient longtemps à distance Arroyo Stephens. Malgré l'admiration que lui vouait Hemingway, Ordóñez se "sentait offensé" que le livre de Bergamín soit consacré à un autre torero que lui…
Un jour cependant, Antonio Ordóñez invite Arroyo Stephens à un déjeuner de réconciliation chez Korynto rue Preciados. Le déjeuner commença à deux heures de l'après-midi et se termina à trois heures du matin, lit-on dans "Parmi les cendres".
Et ceci, page 84:
Ce qui le rendait irrémédiablement triste était qu'il ne pût rien rester, aucun témoignage, de ses prestations dans les arènes. La légende, lança-t-il dédaigneusement, je m'en contrefous de la légende. La légende ne dure pas. Chez un peintre, il reste une toile, un compositeur laisse une partition, on publie les vers d'un poète. Mais ce que j'ai fait moi, je l'ai fait en l'air et cela s'envolera dans les airs aussi. Certains aficionados me disent que c'est resté gravé dans leur mémoire. Oui, mais je réponds : un jour, vous allez mourir et après vous, il ne restera plus rien. Il ne restera rien parce que la photo et le cinéma sont un immense mensonge, et ceux qui pensent découvrir quelque chose grâce à eux se mettent le doigt dans l'œil comme des misérables. Le toreo se fait sur l'instant et il meurt aussi sur l'instant. Je trouvais son ambition de mettre le toreo au même niveau que la poésie et la musique un peu démesurée. C'était pareil pour Nijinski, lui dis-je, en sachant qu'il était inutile de chercher à le réconforter, la mission était impossible. Oui, hurla-t-il avec une certaine rancœur, mais Nijinski ne risquait pas sa vie, lui.
Parmi les cendres
Manuel Arroyo-Stephens
Traduit de l'espagnol par Serge Mestre
Quai Voltaire, 2016.
21€