L'ayahuasca, un breuvage utilisé par plus d’une centaine de peuples d’Amazonie et qui produit de fortes visions hallucinogènes, est au centre d’une exposition au musée du quai Branly jusqu’au 26 mai prochain. Des cérémonies qui fascinent les artistes et les touristes jusqu'à Paris.
C’est à la fois le nom d’une plante amazonienne - la "liane des morts" en quechua - et d’un breuvage psychédélique. L’ayahuasca, qui est mélangée à d’autres plantes puis ingérée, est à l’origine de puissants effets hallucinogènes mais aussi d’œuvres artistiques très colorées. Textiles, tableaux, sculptures… Dans un espace de 600 m2 au Quai Branly, l’exposition Visions chamaniques propose aussi une immersion sensorielle avec un orgue à parfums et un dispositif de réalité virtuelle qui simule l’expérience d’une cérémonie.
"On retrouve souvent des formes géométriques similaires", explique David Dupuis, anthropologue et commissaire de l'expo, en référence aux "kené", des motifs reproduits par le peuple indigène des Shipibos sur les vêtements et les objets artisanaux. "Dans les visions, il y a souvent un premier degré composé de formes kaléidoscopiques, c'est assez transculturel. Puis vous allez voir émerger des êtres qui volent dans des paysages, avec lesquels vous pouvez éventuellement discuter, il y a aussi des voix. Cette phase est beaucoup plus influencée par vos attentes, vos croyances, votre culture", détaille-t-il.
Mais au-delà de ces visions "qui intéressent beaucoup les Occidentaux", "il y a d'autres effets", poursuit-il. Nausée, diarrhée, émotions amplifiées, souvenirs qui remontent… "Il y a également des effets dissociatifs, on se voit beaucoup de l'extérieur. Ça dure de 6 à 8 heures, et c'est souvent pris la nuit. Les visions apparaissent en surimpression, et sont donc plus claires les yeux fermés", raconte David Dupuis.
Traditionnellement, l’ayahuasca est utilisée "dans le cadre du chamanisme". "C’est la technique par laquelle les humains peuvent entrer en relation avec des êtres habituellement invisibles, comme les esprits des plantes ou les ancêtres, pour négocier des choses dans l'intérêt de la communauté. Par exemple demander aux esprits animaux de libérer d'avantage de gibier dans la forêt. Ça peut aussi être utilisé pour la sorcellerie (blesser, tuer, rendre malade…), pour la cure chamanique, notamment afin de diagnostiquer l'origine d'une maladie, ou encore pour des rites initiatiques", liste-t-il.
"Dans des soirées à Paris, des gens qui revenaient du Pérou racontaient des trucs assez incroyables"
Au début des années 2000, David Dupuis a consacré sa thèse de doctorat au breuvage avec une enquête de 18 mois, "au moment où explosait le tourisme chamanique". "Sur les terrasses de café, dans des soirées à Paris, des gens qui revenaient du Pérou racontaient des trucs assez incroyables. Ça m'a donné envie d'aller voir ce qu'il s'y passait", retrace-t-il.
"J’ai suivi une centaine d'Occidentaux qui partaient en Amazonie prendre de l’ayahuasca, essentiellement pour des motifs thérapeutiques : dépression, deuil, addiction… Il peut aussi y avoir une quête spirituel 'new age', mais aussi des motifs plus politiques. Face à la crise environnementale, certains pensent pouvoir apprendre des autochtones qui sont dans une relation plus animiste au monde", indique l’anthropologue.
Avec le tourisme de masse, David Dupuis décrit une évolution des pratiques, loin des traditions, avec la création de "centres chamaniques destinés à la clientèle internationale" pour proposer par exemple la "guérison des burn out". "Chez les Shipibos, le chaman était le seul à boire l'ayahuasca, là les participants le consomment également, ce qui correspond au modèle médical occidental. Et les Occidentaux vont souvent en Amazonie pour mieux se connaître en tant qu’individus", ajoute-t-il.
"Ce n'est pas une expérience particulièrement agréable"
L’anthropologue a lui-même expérimenté le mélange "de nombreuses fois". "La méthode de l'observation participante permet de comprendre des choses qu'on ne pourrait pas saisir sans participer, mais aussi d’être considéré comme un interlocuteur valide auprès des autres. L'idée est que le corps doit être engagé. Ce n'est pas une expérience particulièrement agréable. On a du mal à marcher, il y a les vomissements. Ce n'est pas une pratique festive, mais c'est intéressant", raconte-t-il.
Cet intérêt du grand public occidental remonte aux années 1950. "Avec la contre-culture californienne et la diffusion du LSD aux Etats-Unis, un intérêt se développe pour les substances psychédéliques", résume David Dupuis. Il cite l’influence d’écrivains comme Carlos Castaneda avec L'Herbe du diable et la petite fumée, et "de pionniers expérimentateurs comme William S. Burroughs".
L’exposition intègre d’ailleurs une "Dreamachine" : une lampe développée l’artiste Brion Gysin et le mathématicien Ian Sommerville dans les années 1960 qui permet, via un scintillement lumineux, de percevoir des formes évoquant une expérience hallucinogène en fermant les yeux. En 1963, William S. Burroughs, qui vivait à Paris et entretenait une forte amitié avec Brion Gysin, a largement expérimenté l’outil.
"Des cérémonies dans la forêt de Fontainebleau"
Aujourd’hui, "la fascination pour l’ayahuasca ne se dément pas", note David Dupuis. "Il y a toujours plus de centres chamaniques en Amazonie, explique-t-il. Dans les pays anglo-saxons, l'ayahuasca, le LSD, les champignons hallucinogènes ou encore les cactus à mescaline font depuis une dizaine d’années l’objet d’études cliniques, notamment pour le traitement des troubles de la santé mentale.
En France, la détention et l’usage de DMT (diméthyltryptamine), l'un des principes actifs du breuvage, sont prohibés. C’est aussi le cas de "toutes les plantes qui peuvent potentiellement composer le mélange", précise l’anthropologue. "Au début des années 2000, des Français commençaient à ramener de l'ayahuasca pour proposer des cérémonies dans la forêt de Fontainebleau et ailleurs. Face à un flou juridique, les pouvoirs publics ont alors tiré la sonnette d'alarme", indique-t-il.
Mais alors que des études liées aux drogues psychédéliques vont "commencer dans peu de temps" en France, "ces substances sont en train de passer progressivement du statut de dangereux produits psychotropes à celui de médicaments", analyse David Dupuis. Selon le commissaire de l’exposition, "on a pas fini d'entendre parler de l'ayahuasca".