"Il y a des périodes ou bien des sujets qui sont plus complexes que d'autres, et pour lesquels on réfléchit à notre façon de dessiner", 10 ans après l’attentat de Charlie Hebdo, des caricaturistes témoignent

Dix ans après l’attentat de Charlie Hebdo, les journaux satiriques se comptent sur les doigts d’une main ou presque. Comment expliquer ce constat ? Une peur d’exercer ce métier constamment sur la corde raide ? Un lent déclin de la tradition satirique en France ? Rencontre avec les dessinateurs de Siné Mensuel, un des derniers journaux encore en kiosque.

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Soph’ a longtemps été prof de français avant de mettre en pause cette carrière pour vivre uniquement du dessin qu’elle a commencé au début des années 2 000 en chroniquant son quotidien face aux élèves. Elle est venue au dessin de presse par le biais du site d’information en ligne Rue 89, puis Siné Mensuel. Depuis, elle dessine également pour Le Canard Enchainé et L’humanité.

En janvier 2015 elle se souvient avoir “ressenti un très grand choc” même si elle n’était pas encore dans le dessin d’actu. “Il y a certains sujets que je ne vais pas traiter parce que je sais que ça ne passera pas, parce que les rédactions sont frileuses et elles ne veulent pas prendre de risques ou parce que je sais que ça peut être juste une mise en danger notamment avec ce qui a suivi. Car je garde en mémoire aussi les attentats plus récents d'enseignants : Samuel Paty et Dominique Bernard.

Depuis elle essaie de constamment faire attention, notamment en raison de la reprise de son travail sur les réseaux sociaux. “Je me souviens un jour avoir dessiné un Asiatique et puis m’être pris un déferlement de commentaires de gens qui sont sentis agressés parce que la représentation de l'Asiatique, c'était une représentation raciste. Après au début, quand je suis rentré à L'Huma, j'avais envoyé un dessin mais je sais plus qui j'avais dessiné, peut-être Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement à l'époque. On m'avait dit : 'ouais, le dessin est bien mais on ne va pas le passer', parce que la façon dont je l'avais représenté, ça pouvait prêter à des réactions virulentes. Alors la question, c'est : comment est-ce qu'on représente une personne racisée en fait sans susciter des réactions violentes ?

Toutes les générations de dessinateurs concernées

Frilouz avait tout juste 18 ans au moment de l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015. Un journal qu’il avait à peine survolé quelques fois. Frilouz, c’est-à-dire goutte au nez ou morveux en breton, est en fait né en Normandie. Il a exercé différents métiers dont celui où il est resté le plus longtemps : fromager. Quand il commence le dessin de presse, c’est pour une édition locale du quotidien Ouest France. “C'est un journal qui définit sa ligne éditoriale comme neutre ; donc ils évitent tous les sujets polémiques et dans les dessins encore plus je dirais. Il s'agissait donc pour moi de me plier à ça et d'éviter les sujets comme la religion, le sexe et la politique. Mais d'un autre côté c'est un bon exercice de trouver des blagues ou de faire de l'humour sur des sujets qui touchent le plus grand nombre sans heurter personne.

Frilouz est un des derniers à avoir rejoint, il y a 6 ans, la rédaction de Siné Mensuel. Ses premiers dessins dans le journal, c’est grâce au courrier des lecteurs, via la boite mail ouverte au public, qu’il a pu les faire publier. Catherine Weil Sinet l’a repéré parmi les dizaines qui tentent leur chance chaque année comme LB, Soph’, ou Willis de Tunis.

Et quand on lui demande s’il se sent concerné par la censure et ses propres limites, à propos de la publication des dessins sur le prophète Mahomet dans Charlie Hebdo, il hésite longuement : “C'est quelque chose qui reste très difficile à approcher la religion musulmane. Un dessin sur Mahomet ? Pour moi l'occasion ne s'est pas présentée, non. Et puis je ne sais pas si je le ferais. Quand j'avais réfléchi plusieurs fois là-dessus, alors je me disais que je préférerais faire des caricatures sur les représentants de la religion plutôt que sur la religion en elle-même. 

Que reste-t-il de l’esprit Charlie ?

Ce sont des questions que se posent également Yan Lindingre, un dessinateur à la longue carrière, passé par le magazine de BD Fluide Glacial et collaborateur de Siné Mensuel depuis sa création en 2011.

Comme beaucoup, les premiers soirs de janvier après l’attentat contre Charlie Hebdo, il s’est rendu place de la République à Paris. “J'ai rencontré beaucoup de jeunes à qui j'ai demandé quel était leur rapport à Charlie ; et tout le monde se disait Charlie. Mais la plupart des gens ne connaissaient pas Charlie Hebdo en fait et c'était finalement le début de l'entrée dans une nouvelle ère. On parlait partout de dessin de presse, mais avec un effet un peu pervers. Je dirai que tout le monde a commencé à se mêler du dessin de presse, qui était jusque-là une discipline un petit peu marginale ; et le moindre dessin a commencé à être commenté dans tous les sens.

Il se souvient que les caricatures publiées dans les journaux satiriques restaient une semaine auparavant dans les pages d’un hebdomadaire comme Charlie. “On est passé à une durée de vie infinie sur les réseaux. Les dessins passent les frontières et sont commentés des millions de fois. Ça, c’est vraiment devenu assez étrange. Avec les attentats de Charlie, on est entré dans une aire de suspicion généralisée, une surinterprétation des dessins de presse. Et du coup ça a modifié notre façon de travailler au départ.

Yan Lindringue n’oublie pas qu’il ne fait pas les mêmes dessins pour le quotidien L'Est Républicain que pour Le Canard Enchaîné ou pour Siné Mensuel : “De tout temps, on a calibré aussi notre produit, notre production, en fonction du lectorat, en fonction du titre, c'est normal. Je relativise quand même. On s'est adapté alors voilà, je ne parlerai jamais de censure. Ça ne va pas jusque-là ; mais il y a des périodes ou bien des sujets qui sont plus complexes que d'autres, et pour lesquels on réfléchit quand même à notre façon de dessiner.” C’est le cas pour lui aujourd’hui du conflit israélo-palestinien.

Fine observatrice de l’évolution du dessin de presse sur une décennie, Catherine Weil Sinet complète le propos sur l’après-Charlie : “En ce qui concerne les dessinateurs, je dirais que ça les a presque poussés à aller plus loin qu'ils allaient avant. Ils ont pris une habitude d'aller plus fort et plus loin. 

Le besoin de dessiner plus fort que la peur

Suite à l’attentat de janvier 2015, Yan Lindingre fonde le Prix "Couilles au cul", une récompense décernée chaque année en marge du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême pour rendre hommage au courage artistique d'un dessinateur. Des dessinatrices surtout - et hors de France également - car elles sont déjà 5 lors des 8 cérémonies à avoir obtenu  ce prix, et à chaque fois originaires de pays où la liberté de dessiner est très menacée : Tunisie, Turquie, Maroc, Russie... Les organisateurs entendent "récompenser un artiste à la fois talentueux et courageux, qui doit se battre pour continuer de publier". Le nom du prix a bien un peu fait "tousser" au départ puis il est finalement resté.

Certains dessinateurs ont trouvé refuge dans les colonnes de Siné Mensuel avec des pseudos afin de protéger leur identité. Et c’est là que sa directrice nuance son propos : “Par contre, je vois quand même la différence entre les dessinateurs. Ceux qui vivent en France vivent quand même dans un pays protégé, même s’il y a toujours un risque de réplique d'attentat. À l’étranger, là il y a vraiment des dessinateurs qui sont obligés de mettre la pédale douce parce qu’ils risquent leur peau. Je ne citerai personne car il ne faut pas les mettre davantage en danger. 

Reste que Soph’, la dessinatrice qui s’est fait connaître grâce à son autoportrait - un nez rouge et une marinière - n’oublie pas un point essentiel : “L’esprit Charlie, on a tellement fait tout un foin, entre guillemets, après les attentats et puis finalement aujourd’hui la presse papier ne va pas bien. Et le premier truc qui saute quand un journal ne va pas bien, ce sont les dessins. Alors qu’on a porté aux nues la liberté de la presse, les dessinateurs de presse sont pour la plupart actuellement dans une grande précarité. En ce qui me concerne, ça marche plutôt pas mal aujourd'hui ; mais je ne sais pas où je serai dans 5 ans - et c'est un peu triste."

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La presse satirique mal en point

Dans l’état actuel de ses finances, Siné mensuel pourrait s’arrêter le printemps prochain. Alors, pour que la soixantaine de collaborateurs, dont une quarantaine de dessinateurs, puisse continuer d'œuvrer, Catherine Weil Sinet, qui est à la tête du "journal qui fait mal et ça fait du bien" - comme elle le définit, affiche clairement la couleur sur la première page du site web : “La liberté, ça n’a pas de prix”, titre un dessin de Sié, “Bah si” lui répond un lecteur de Siné Mensuel. 6,50 euros précisément. “Grâce à vous et aux 173 000 euros que vous nous avez envoyés, nous sommes toujours là jusqu’au printemps, j’espère…”, précise la directrice dans son dernier édito.

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Des années d’emmerdes

Sur la Une du numéro de décembre : “Noël 2 000 ans d’emmerdes”. Ce journal en a connu beaucoup des situations compliquées depuis sa création, qui fait suite à "l'affaire Siné", une polémique, puis un procès sur une accusation infondée d'antisémitisme à l'encontre du dessinateur. Il a été relaxé, les juges considérant qu'il avait usé de son droit à la satire. Alors qu’il était depuis la première époque une figure et un des véritables piliers de Charlie Hebdo, à l’instar de Gébé, Cabu ou Wolinski, le caricaturiste a été licencié du journal. Il a alors lancé un journal satirique à son nom, d’abord en publication hebdomadaire en 2008, puis passé mensuel en 2011 déjà pour des problèmes financiers.

À lire : Siné, l'insoumis !

À sa mort, en 2016, c’est sa femme Catherine Weil Sinet qui reprend seule la direction et qui tient à bout de bras un des trop rares journaux satiriques en France avec Le Canard Enchainé, Fakir à Amiens ou CQFD à Marseille. Tirant le diable par la queue depuis des années, elle pense désormais arrêter.

On est au bout du rouleau. C'est extrêmement triste parce qu'on est très peu de journaux satiriques. Les grands quotidiens prennent des dessinateurs très consensuels. Cela a toujours été le cas, car les régies publicitaires détestent tout ce qui est dessinateur parce que ça ne plaît pas aux annonceurs.

Catherine Weil Sinet, directrice de Siné Mensuel

Pour celles et ceux qui n’ont jamais ni feuilleté ni lu Siné Mensuel, une précision s’impose. Il est garanti sans publicité, donc sans la pression d'annonceurs. Il s’agit d’un journal satirique avec des dessins, bien sûr, mais aussi des reportages, des enquêtes, des coups de gueule, et des textes inédits d'auteurs connus ou reconnus : Charline Vanhoenacker, Guillaume Meurice, Patrick Pelloux, Jackie Berroyer, Isabelle Alonso, François Morel, Delfeil de Ton, Jean-Marie Laclavetine... et les dessins toujours d'actu, excusez du peu, de Tardi, Willem, Gros, Lacombe, LB, Kroll, Lasserpe, Frilouz, Jiho, Berth, Malingrëy, Lindingre, Soph’, Willis from Tunis, Zep...Si le 23 mars 2024, Philippe Geluck a annoncé la fin de son Chat dans les journaux, en revanche, il promet qu'avec Siné Mensuel, l'histoire se poursuivra : "Parce que c'est Siné et parce que c'est un mensuel. Je continuerai à y tenir ma rubrique « Geluck se lâche » et vous avez intérêt à vous abonner ou à l'acheter en kiosque, si vous voulez que je vous adresse encore la parole à l'avenir". Même après l'attentat de 2015, Geluck a toujours été d'un "soutien sans faille" depuis le premier numéro, précise Catherine Sinet.

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Au total on compte une cinquantaine de collaborateurs, dont en moyenne une trentaine de dessinateurs. “C'est comme les très grands journalistes. Vous mettez un dessinateur dans une situation, peu importe laquelle, et tout d'un coup, on dirait qu'ils ont un laser, parce que d'un coup ils sortent des dessins qui résument absolument tout ce qui s'est passé en plusieurs heures. Je ne sais pas comment ils font. Peut-être qu’ils ont une espèce de cerveau qui ne marche pas comme les autres”, conclut Catherine Weil Sinet.

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