Face à l'inflation qui fragilise les foyers français, contrôler sa vue est devenu secondaire. Pourtant depuis le 1er janvier 2020, la loi "100% Santé" permet de bénéficier d'une prise en charge totale des lunettes sans avoir à débourser un centime. Pour lutter contre ce renoncement aux soins, des sociétés d'optique développent des opérations hors les murs pour offrir des tests d'acuité visuelle aux populations les plus fragiles.
Jeudi 18 janvier, une file d'attente inhabituelle s'est formée devant un bureau de l'atelier Carton Plein, dans le 18ème arrondissement de Paris. Dans cette association d’insertion sociale et professionnelle, les travailleurs en situation d’exclusion sont invités à tester leur vue. De près et de loin, sont-ils capables de lire correctement ? N'ont-ils pas besoin de lunettes pour soulager une fatigue oculaire, ou se déplacer dans le métro sans avoir à compter les stations restantes sur leur ligne ?
Pas de contrôle ophtalmologique depuis plus de 10 ans
C'est au tour d'Andrzej de lire les lettres sur l'échelle Monoyer accrochée sommairement à un porte-manteau. Chez Carton Plein depuis juillet 2023, il recycle les cartons et prépare des kits de déménagement. Il se plaint de picotements au niveau des yeux et souffre de maux de tête. Le test réalisé par Michael Barsan, opticien diplômé pour la société à mission Droit de Regard, est sans appel. Andrzej est astigmate, avec une acuité visuelle de 6/10ème. Agé de 42 ans, il vit dans un foyer du 13ème arrondissement et n'a pas fait de contrôle ophtalmologique depuis plus de dix ans. Andrzej doit résoudre ce problème rapidement pour garantir sa réinsertion : "je vais bientôt suivre un stage pour devenir logisticien. J'aimerais obtenir ensuite un CDD, ou un contrat de longue durée", espère-t-il. Il va donc avoir besoin d'une paire de lunettes qu'il choisit parmi les 200 modèles sélectionnés par les opticiens dans leurs boutiques, et apportés sur place.
L'équipe de Droit de Regard a reconstitué un centre d'optique éphémère dans un espace réservé à cet effet. "Le but est de proposer un parcours de soins complet", précise Diego Magdalénat, son cofondateur. Hormis la prévention et le choix d'une monture, la visite assure la prise des mesures numériques de centrage des pupilles pour la fabrication des verres correcteurs. Elle prévoit aussi la planification d'un rendez-vous chez un ophtalmologue conventionné pour obtenir une ordonnance. Diego Magdalénat justifie ce système de suivi inversé : "Pour des personnes qui ne prennent pas le temps de se soigner, il permet d'aller plus vite et de leur épargner des démarches administratives fastidieuses." Les patients ainsi diagnostiqués obtiennent leur paire de lunettes en une semaine.
Un public précaire, mais aussi des salariés mal couverts
Depuis un peu plus de deux ans, Droit de Regard intervient une à deux fois par semaine dans des ESAT (Établissement et service d'aide par le travail), des entreprises d'insertion professionnelle et des associations. Mais les personnes en situation de précarité ne sont pas les seules à négliger cette part souvent indolore de leur santé. D'autres populations renoncent à ce type de soin parce qu'ils sont mal pris en charge par leur mutuelle.
Sont concernés des salariés de la fonction publique, des étudiants, des professionnels indépendants ou encore des retraités. "A partir du mois de février, nous allons assurer des permanences tous les jeudis matin à l'hôpital Foch à Suresnes", annonce Diego Magdalénat, qui argumente ce paradoxe : "dans cet hôpital, on compte 70% de femmes parmi le personnel soignant, des femmes qui sont aussi des mères de famille qui ne prennent pas le temps de se soigner elles-mêmes".
"Visite médicale et paire de lunettes gratuites"
C'est la loi "100 % Santé" qui a motivé la création de leur société d'optique. Pour Marina et Diego Magdalénat, le constat est simple : "Si 10 % de la population française renoncent à contrôler leur vue, c'est qu'il y a une lacune et une méconnaissance de cette loi." Ils ont donc décidé d'aller au-devant des publics fragiles.
Quand le besoin de ces bénéficiaires d'une complémentaire santé est identifié, y compris ceux de la CMU et de la complémentaire santé solidaire, ils sont réintégrés dans un parcours de soins. Leur rôle est aussi de rassurer : "il faut les informer que cette loi leur octroie une prise en charge à 100 %, avec visite médicale et paire de lunettes gratuites", ajoute Diego Magdalénat. Toute l'offre des boutiques Droit de Regard rentre dans le cadre du panier A de la loi 100 % Santé.
L'économie solidaire au chevet de la santé
Le modèle économique de cette entreprise à mission est simple : il supprime tous les intermédiaires pour garantir des prix bas auprès des consommateurs. Négocier directement avec les ateliers de fabrication basés en Chine permet d'afficher des tarifs entre 100 et 200 euros, soit trois fois moins élevés que dans les autres grandes enseignes, tout en proposant des lunettes et des verres correcteurs de qualité et de technicité haut de gamme.
Ce système solidaire est d'autant plus précieux à un moment où les Français font des choix avant d'ouvrir leur porte-monnaie. Le choix de se soigner ne devrait pas en être un, la Fondation Krys l'a également compris depuis plusieurs années. En partenariat avec 32 écoles d'optique, elle multiplie les actions de prévention hors les murs auprès d'associations telles que l'Ordre de Malte ou le Secours Populaire, pour dépister des personnes en grande précarité. Un volet solidaire en marge de son activité commerciale, basé sur le volontariat des salariés opticiens du groupe. Anne Cristini, directrice de la Fondation Krys, souhaite développer ce dispositif : "nous fournissions 300 équipements par an jusqu'à maintenant, nous espérons doubler ce chiffre en 2024 en intervenant directement dans les associations." La Fondation est notamment financée par le recyclage de lunettes usagées, 300 000 paires en 2023.
Les trois quarts des Français portent des lunettes
Le marché de l'optique a connu une perpétuelle croissance ces cinquante dernières années. La faute à une population vieillissante et à une exposition intensive aux écrans. Presque 80% de la population française portent des lunettes, contre 50 % dans les années 1980. En parallèle, le budget lunettes en France ne cesse d'augmenter, les opticiens français pratiquent les tarifs les plus élevés d'Europe. Il y a dix ans déjà, l'association UFC-Que Choisir fustigeait dans une étude des "dérapages tarifaires" et dénonçait les "marges exorbitantes" des opticiens.
L'intervention chez Carton Plein est un succès. Marina Magdalénat, directrice des partenariats chez Droit de Regard, comptait quatorze inscriptions. "Ce sont presque 30 personnes qui se sont pressées pour un test de santé visuelle", s'étonne-t-elle. Et tous ont présenté des troubles plus ou moins importants. Face à un tel fléau, Diego Magdalénat compte accélérer le déploiement de ses boutiques à prix bas, pour ouvrir 50 magasins dans toute la France d'ici cinq ans. Il souhaite pouvoir "offrir cette solution au plus grand nombre de Français éloignés des systèmes de santé".