C’est un procès hors norme qui doit s’ouvrir ce mercredi au TGI de Paris. Celui des attentats de janvier 2015 qui ont coûté la vie à 17 personnes. Victimes et avocats nous ont fait part de leurs attentes alors que les assassins ne sont plus là pour répondre de leurs actes.
C’était il y a cinq ans et demi. Le 7 janvier 2015, à 11h33, la France perdait neuf de ses dessinateurs, penseurs. Mais également deux policiers, tués avant d’avoir eu le temps de riposter ; un agent de maintenance qui eut pour unique malchance de croiser les frères Kouachi dans leur funeste équipée. Le 8 janvier, Amedy Coulibaly, le complice de Chérif et de Saïd Kouachi, tuait à son tour une policière municipale à Montrouge avant d’exécuter le lendemain quatre hommes, parce que juifs, lors d’une prise d’otage au sein du magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes.
Cinq ans et demi après ces attaques, la sidération, l’émotion, la communion, les dissensions, l’état d’urgence, est enfin venu le temps du procès. Un procès hors norme. Dans le box des accusés, onze hommes, amis ou vagues connaissances d’Amedy Coulibaly pour l’essentiel. Dans la salle : la démesure. 200 parties civiles, 144 témoins, 94 avocats, 70 média accrédités dont 20 média étrangers. Une affluence telle que pas moins de quatre salles ont été réquisitionnées au Tribunal de Grande Instance de Paris pour retransmettre les audiences. Sans compter l’auditorium également réservé pour le public.
A ce dispositif exceptionnel s’ajoute une dimension historique. Pendant dix semaines, les audiences seront filmées au titre de la constitution d’archives de la Justice. Elles pourront être visionnées d’ici 50 ans. Une première en France pour un procès d’attentat. Depuis 1985, seules onze affaires ont ainsi été enregistrées : Klaus Barbie en 1987, Paul Touvier en 1994, Maurice Papon en 1998, Badinter-Faurisson en 2007, ou encore AZF en 2009 et 2018.
Onze accusés dans le box et trois toujours recherchés
Un procès hors norme donc. Mais dont l’intérêt divise les parties civiles faute de pouvoir entendre les assassins. Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont été abattus le 9 janvier 2015 lors de deux assauts conjoints du GIGN et du Raid. Leurs proches, Hayat Boumedienne, l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, Medhi et Mohamed Belhoucine, parmi les plus impliqués dans ces attentats, ne seront pas non plus présents. Tous trois sont partis en Syrie quelques jours avant les attaques. Recherchés, ils seront jugés en leur absence. Dans le box, reste donc onze hommes, des délinquants de droit commun pour l’essentiel. Neuf sont renvoyés devant la justice pour avoir aidé Amedy Coulibaly dans ses préparatifs. Certains sont accusés d’avoir apporté un soutien financier, acheté des gilets tactiques, des couteaux, des gazeuses lacrymogènes, un taser. D’autres d’avoir participé à l’acquisition d’un véhicule qui a servi aux attaques. Les derniers auraient fourni des fusils d'assaut, des pistolets automatiques, des lance-roquettes, des chargeurs et des munitions. Pour ces faits, ils encourent 20 ans de réclusion criminelle. Quant au principal accusé, Ali Riza Polat, un franco-turc de 35 ans considéré comme le bras droit d'Amedy Coulibaly lors des préparatifs des attentats, il encourt la réclusion criminelle à perpétuité́.Pendant dix semaines, ces onze hommes devront s’expliquer devant la cour d’assises spéciale de Paris composée de cinq magistrats professionnels. Et répondre à ces questions : dans quelle mesure ont-ils aidés les tueurs ? Quelle était leur connaissance exacte de leurs desseins ? Adhéraient-ils à leur idéologie mortifère ? Tel est l’enjeu de ce procès qui devrait permettre d’en apprendre plus sur la logistique. Et mettre en lumière, une fois encore, la porosité entre délinquance de droit commun et terrorisme comme l'explique Marc Trévidic, juge antiterroriste de 2006 à septembre 2015.
On dit qu’il faut de tout pour faire un monde terroriste : des petits bras, des gens qui donnent leurs papiers, qui achètent du matériel, qui virent de l’argent. Ça ne veut pas dire que l’on ait affaire à des individus très dangereux voire radicalisés. Il y a du copinage, du mélange de droits communs et de terroristes. Bien entendu pour toute personne qui sciemment, en connaissance de cause, a aidé les frères Kouachi et Amedy Coulibaly à préparer les attentats et les exécuter, il faut être hyper sévères. Mais il faut au minimum déterminer si ces personnes voulaient vraiment s’associer avec des terroristes pour préparer un attentat car c’est ça le sujet. Et c’est le boulot de juges et leur fierté de ne pas se laisser embarquer et de soupeser les preuves.
La logistique des attaques au cœur du procès
Du côté des parties civiles, on ne cache pas sa frustration. Malgré de nombreuses investigations, l’enquête n’a pas permis d’identifier les commanditaires des attaques. Les frères Kouachi ont déclaré être passés à l’acte au nom d’"Al-Qaida au Yémen", tandis qu’Amedy Coulibaly s’est revendiqué du groupe État islamique. Mais quid de l’identité du donneur d’ordre ? Autre zone d’ombre, l’identité de celui qui a tiré sur un joggeur à Fontenay-aux-Roses le 7 janvier. "Le procès devrait permettre de mieux comprendre la chaîne logistique mais cela reste pour moi une abstraction, de la technique, explique Alain Couanon, ancien diplomate détenu pendant quatre heures par Amédy Coulibaly. Les personnes jugées, ce sont probablement des gens qui ne sont jamais allés à l’Hyper Cacher, peut-être que certains d’entre eux ne savaient pas ce qui allait se passer véritablement. C’est des complices. S’ils sont coupables, il faut qu’ils soient punis. Mais ce n’est pas le procès de Coulibaly, lui est mort. Là, ce sont des gens que je n’ai pas vu, que je ne connais pas, qui n’ont pas été directement impliqués dans l’attentat. Que justice soit faite mais émotionnellement, ce n’est pas comme si je voyais le tueur."Cet ancien diplomate se rendra au tribunal. Mais ponctuellement. D’autres y ont pour leur part renoncé. "On a des clients démobilisés qui ne voient pas l’utilité de ce procès et qui encore aujourd’hui sont englués dans des problèmes avec le fonds de garantie", nous a confirmé Maître Patrick Klugman, l’avocat de plusieurs parties civiles de l’Hyper Cacher, il y a quelques semaines.
"Qu’est-ce que va nous apporter ce procès ? Même si on va donner des condamnations de prisons à quelques complices, ça ne ramènera malheureusement pas les morts. Ça ne rapporte rien du tout, confie quant à lui le frère de Philippe Braham, une des cinq victimes d’Amedy Coulibaly. Et on se dit d’un point de vue politique et judiciaire, au niveau de la France, est-ce que ça va changer quoi que ce soit ? Franchement je n’attends rien du tout de ce procès."
L’enjeu cathartique
Si l’enjeu judiciaire apparaît relatif, certaines parties civiles attendent néanmoins ce procès "pour pouvoir s’exprimer" comme nous l’a confié une policière qui était présente sur les lieux de l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Sa confrontation dans la rue avec les frères Kouachi, la mort de son collègue Ahmed Merabet, la découverte de la salle de rédaction sont autant de souvenirs avec lesquels elle doit vivre depuis cinq ans.Pour Lassana Bathily, l’ancien employé de l’Hyper Cacher qui a pu s’échapper de la cave du magasin grâce à un monte-charge et a aidé ensuite les forces de police à préparer leur intervention, ce procès pourraît permettre de "passer enfin à autre chose". "Ça fait 5 ans que je suis dans l’angoisse, que je fais des cauchemars. J’y pense toujours, ça reste à vie. Je ne peux pas oublier. J’attends ce procès parce que je veux la vérité, savoir ce que les accusés ont fait. Comprendre pourquoi on a été attaqués. Je crois qu’Amedy Coulibaly, il était pas seul. Ses complices n’ont pas été arrêtés comme ça. Je leur en veux beaucoup car certains d’entre nous ont perdu la vie, d’autres ont été blessés. C’est une cicatrice qui ne se referme pas."Il n’y a pas une semaine où je ne pense pas à cette attaque. On considère que l’on a juste fait notre boulot, mais je n’étais pas préparé à ça. La seule chose que j’attends de ce procès, même si j’ai du mal à le dire, c’est qu’on soit reconnus dans ce qu’on a fait ou tenté de faire. Peut-être que ça me ferait du bien que l’on reconnaisse que je suis aussi victime aussi.
Un point de vue partagé par Maryse Wolinski. La veuve du dessinateur Georges Wolinski espère que les victimes pourront s’exprimer. Et être entendues des accusés. "Moi j’ai envie que ces personnes nous entendent. J’ai envie qu’on entende cette parole, l’impact de la violence sur les familles, sur le psychisme, sur les corps. Et je veux aussi des réponses. Pourquoi a-t-on supprimé la surveillance de Charlie hebdo deux mois avant ? Etait-ce pour des économies ? Etait-ce pour protéger les policiers qui étaient eux-mêmes menacés ? C’était un journal qui avait 50 menaces par jour. Franchement, j’irais beaucoup mieux s’il n’y avait pas cette omerta."Face à ces attentes, les avocats de la défense, auront fort à faire. Peu d’entre eux ont accepté d’être interviewé avant le procès mais tous disent à demi-mot craindre que leurs clients ne soient lourdement condamnés au nom de l’exemplarité. Le délibéré est attendu le 10 novembre.