Depuis Tours, Lille, Reims ou Le Mans, ils sont des milliers à rejoindre Paris tous les jours en TGV, profitant de prix plus bas de l'immobilier à environ une heure de la capitale, un mode de vie tout bénéfice pour les villes d'adoption, mais pas toujours bien vécu au quotidien
À l'aube en gare du Mans. Devant le marchand de journaux, une demi-douzaine d'hommes et de femmes plus ou moins réveillés discutent comme tous les jours en attendant le TGV de 06H53. Un peu plus tard, en voiture 16, dans les carrés en bout de wagon, le groupe a ses habitudes. Journaux, livres et smartphones s'étalent sur les tablettes pour faire passer les 56 minutes que doit durer le trajet - "s'il n'y a pas de retard", préviennent les "navetteurs", avec l'air blasé des habitués. "Navetteurs", c'est le nom de ceux qui résident en région mais travaillent à Paris.
Une heure de TGV quand de nombreux Franciliens comptent la même durée de RER ou bouchons. "Le TGV modifie le système de proximité et d'éloignement", explique le géographe Jacques Lévy. "On peut être plus proche de Paris quand on habite à Tours qu'en grande banlieue".
Calés dans leurs sièges "moins confortables que les anciens", glisse un usager, les navetteurs du Mans assurent bien vivre ces trajets entre "copains du TGV", comme les appelle une membre du groupe, Bénédicte Wiard. "C'est un peu notre deuxième maison, on fait des fêtes, des anniversaires..."
Difficile de connaître le nombre exact de ces banlieusards du TGV, qu'ils viennent du Mans ou d'autres villes, la SNCF ne donnant pas de chiffres. Mais ils doivent compter avec une vie de famille compliquée, des trains supprimés, en retard, ou simplement manqués...
Hervé Rohée, qui fait le trajet depuis 2005, a accepté un travail à Paris car il ne trouvait pas ailleurs. "Ça devait être provisoire", confie-t-il. "Je ne pensais pas faire la navette si longtemps". Il n'envisage pourtant pas d'arrêter. "J'ai payé ma maison 100.000 euros, impensable à Paris!" Tous évoquent des arguments similaires, une maison de 240 m2, inimaginable en région parisienne, ou un loyer dérisoire pour un bel appartement.
Le mythe de la "troisième couronne"
"La qualité de vie est bien meilleure", souligne Pascal Mignot, ancien Parisien installé au Mans depuis dix ans. "Je ne retournerai jamais vivre à Paris", assure-t-il. Mais l'eldorado de cette "troisième couronne" est plus ou moins vrai selon les villes, ou plutôt selon les lignes de TGV concernées.Ainsi, entre Paris et Tours, où de nombreux trains ont été supprimés et où le temps de trajet s'est allongé de 55 minutes à 1H20 pour cause de ligne vieillissante, des navetteurs se sentent floués. Frédéric Potet, installé depuis 14 ans à Tours "pour la qualité de vie", avoue
en avoir "un peu plus marre chaque année". "Au départ, j'étais à moins d'une heure de Paris. Aujourd'hui, avec les retards, je peux en arriver à quatre heures de transport par jour. Le mythe de la province à une heure de Paris en a pris un sacré coup, les usagers se demandent s'ils ne se sont pas fait avoir."
D'autant que le coût reste élevé: entre 450 et 600 euros par mois - pris en charge à 50% par l'employeur - selon les villes et le profil de l'abonné.
"On a la sensation que la SNCF essaie de décourager les navetteurs", soupire David Charretier, président de l'Association des usagers de la ligne Tours-Paris. "On constitue une clientèle organisée, qui n'hésite pas à râler, la SNCF préfère des usagers qui ne bronchent pas".
À cela s'ajoute la sensation d'une identité "ni ni". "C'est difficile de vivre dans deux, voire trois endroits: la ville de travail, celle de résidence, et le
TGV... Finalement, on ne vit dans aucun endroit. C'est une situation un peu schizophrénique", explique Frédéric Potet.
Une situation qui affecte aussi la vie professionnelle. Dans le TGV du Mans, tous les navetteurs assurent que leur carrière a été freinée par ces trajets. "Dans mon métier (auxiliaire de justice, ndlr), un bon cadre est un cadre qui reste tard le soir", explique Nicole Mouquet, 55 ans, qui prend chaque soir depuis 14 ans le train de 17H53 . "Le matin, j'arrive très tôt au travail, mais il n'y a personne pour le voir: mes collègues ne sont pas encore arrivés!"
Un "effet TGV" sur l'immobilier et l'économie
"Certains navetteurs, en CDD, ont vu leur contrat non reconduit parce qu'ils étaient arrivés en retard à cause du train", ajoute Pascal Mignot. Pourtant, les navetteurs persistent. A tel point que l'immobilier de certaines villes bénéficie d'un "effet TGV".À Tours, qui compterait plus de 4.000 navetteurs, "cette demande spécifique permet de maintenir les prix et la demande dans le centre-ville", où se situe la gare, selon Xavier Beaujard, de la chambre des notaires de la ville.
Cette demande peut même précéder l'arrivée effective du train. A Rennes, qu'une ligne à grande vitesse (LGV) devrait mettre à 1H30 de Paris fin 2016, "nous en subissons dès à présent les conséquences positives", assure Hervé Kermarrec, président du groupe immobilier du même nom. "En habitation, les volumes de vente ont moins baissé qu'ailleurs et les prix ont légèrement augmenté".
Autre attente de l'immobilier: l'établissement de bureaux près de la gare. "Un chef d'entreprise pourra organiser une réunion à Rennes à 09H00, et une autre à 14H00 à Paris", souligne M. Kermarrec.
La capitale bretonne pourrait suivre l'exemple de Lille, où la LGV Nord a eu un effet "considérable" en matière d'implantation d'entreprises, selon la chambre de commerce du Grand Lille. "Plusieurs cabinets d'experts se sont installés à proximité de la gare", qui les relie aussi à Bruxelles (en 32 minutes) et Londres (1h20).
En outre, le TGV "donne une image plus dynamique" et améliore l'attractivité des régions concernées, explique Noël Rozand, de la direction départementale du territoire de Saône-et-Loire, où se trouve la gare du Creusot TGV.
Mais cet effet économique et psychologique joue dans les deux sens: ainsi Tours, en sortant du "club des villes à une heure de Paris", est devenue moins attractive pour les entreprises. "Certains chefs d'entreprise, qui voulaient s'implanter en Touraine, ont changé d'avis à cause de cela", assure David Charretier.
avec AFP