Elle a remporté le Fauve d’Angoulême – Prix du public France Télévisions en 2020 pour son album Saison des roses, Chloé Wary revient avec un troisième roman graphique qui se déroule une nouvelle fois à Rosigny-sur-Seine, une ville comme les autres ? Non, un petit coin de planète qui voudrait bien rester à l'écart du système...
À l'écart du système, mais plus pour très longtemps ! Sous prétexte de redynamiser les zones urbaines délaissées et surtout de donner l'opportunité à quelques promoteurs immobiliers de construire la ville de demain avec ses résidences GreenStanding, la mairie a envoyé les bulldozers raser le bâtiment du patronage Saint-Joseph qui abritait jusque-là Coeur2Cité, une association de jeunes et moins jeunes plus intéressés par le hip hop et les actions de solidarité que par faire de Rosigny-sur-Seine une ville propre et bien rangée.
Rosigny-sur-Seine. Une ville, une banlieue au nom inventé par Chloé Wary mais à la réalité bien concrète. L'autrice l'avait déjà pris pour décor de son album précédent, Saison des roses, qui offrait un regard lucide et militant sur la condition féminine à travers Barbara, jeune footballeuse amatrice, vouée à se battre pour faire vivre son club et plus particulièrement l'équipe des filles forcément dénigrée.
La femme et sa place dans notre monde patriarcal, c'est ce que Chloé Wary questionnait ici, c'est déjà ce qu'elle questionnait dans son premier livre, Conduite interdite (Steinkis), une fiction sur les femmes d’Arabie Saoudite. C'est enfin ce qu'elle questionne aujourd'hui avec Rosigny Zoo où les femmes sont juste plus présentes sur les quelque 300 planches de l'album et juste plus impliquées dans la lutte contre une nouvelle étape de déshumanisation des villes, un espace public tiré au cordeau, propre, mais sans âme. Rencontre...
Après Saison des roses, Rosigny Zoo nous questionne une nouvelle fois me semble-t-il sur le rôle des femmes dans la société, même si le sujet est principalement ici la politique de la ville et ses effets sur la cohésion sociale...
Chloé Wary. Oui, le sujet porte plus ici sur la politique de la ville, même s'il y a des personnages féminins qui ont encore un fort caractère et un fort ancrage militant. Je crois que j'avais envie d'élargir un peu la focale par rapport à Saison des Roses, où on est un peu focus sur un collectif de footballeuses. Là, l'idée, c'était de brasser un peu plus large, de voir les autres acteurs de la ville, d'offrir aussi plus de portraits de personnages.
Suzanna, Gaby, Yolande, Pascaline... Ces femmes sont des combattantes face à des "esclaves consentants" qui « puent la défaite » comme tu le fais dire à un de tes personnages. Ton regard est empathique mais aussi par moment assez dur...
Chloé Wary. Oui, ce ne sont pas des mots très tendres. Je pense que c'est tout le paradoxe du personnage de Gaby. C'est une jeune femme qui porte un regard assez naïf sur toute cette population de banlieue. Elle a peut-être tendance à mettre un peu tout le monde dans le même sac sans forcément se sensibiliser aux expériences individuelles, parce qu'en fait, elle est dans une logique un peu absolutiste. Elle a des idéaux. Elle mène un peu de front sa thèse. Elle est dans le théorique en fait et très peu confrontée aux problématiques matérielles de la vie, aux compromis qui font que, de temps en temps, tu fais un peu un pas de côté sur tes convictions.
Pour moi, il était important que le personnage de Gaby ait aussi un peu de condescendance. Parce que l'idée, c'est que, à la fin du livre, elle ait un peu mûri, elle ait un peu grandi. Et que son regard soit un peu moins lisse sur les ouvriers, en tout cas que sa manière de juger soit mise à l'épreuve.
Pour la deuxième fois, on retrouve Rosigny, ville imaginaire, mais au contexte bien réel. On sent le vécu à toutes les pages... Tu es originaire d'une de ces banlieues je crois…
Chloé Wary. Rosigny est une banlieue qui n'existe pas, mais clairement, elle est inspirée du 91, dans lequel j'ai grandi, des villes comme Savigny, Chilly-Mazarin, Athis-Mons, Massy, les villes en Y, en général. Et j'y ai mis aussi beaucoup de ressentis, de lieux et de matières, de Villetaneuse qui est une ville du 93, dans laquelle j'ai passé un an en résidence.
Ça m'a pas mal nourri, en termes de paysages, en termes d'ambiance, de rencontres avec les jeunes aussi. J'ai fait beaucoup d'ateliers en maison de quartier, en MJC, en médiathèque. Rosigny, c'est vraiment le récipient de toutes ces villes de la banlieue parisienne, de plutôt grandes couronnes, je dirais, puisque la particularité de Rosigny est qu'elle est un peu périurbaine. Il y a encore un petit côté agricole.
Avec en exergue le hip hop, une danse urbaine de plus en plus domptée, encadrée, et pour la première fois discipline officielle aux prochains Jeux Olympiques à Paris...
Chloé Wary. C'est ce que j'ai constaté en allant à la rencontre de danseurs et en essayant de saisir un peu les enjeux qui se déroulaient autour du break par rapport à cette étiquette olympique qui leur est offerte. C'est vrai que pour certains acteurs du break et plus largement de la culture hip-hop, il y a une vraie question autour de la récupération par l'État de cette culture alternative qui subsiste et qui survit depuis 40 ans grâce au support associatif et à la mobilisation des gens dans leur quartier, dans leur ville.
C'est vraiment une culture qui est anti-institutionnelle à la base et qui, là, bénéficie d'un coup de projecteur. Du coup, ça pose plein de questions. Comment garde-t-on cet ADN rebelle et révolté qu'incarne le hip hop à la base ?
Et en même temps, il y a une espèce de brèche pour, peut-être, avoir enfin cette reconnaissance administrative, cette visibilité, et donc avoir de l'argent et développer des projets de plus grande envergure.
En fait, ce que j'ai constaté, c'est qu'il y a un trouble dans le positionnement des principaux concernés. Tout d'un coup, d'avoir des figures imposées, d'avoir un jury qui te note, ça peut être déstabilisant. Et en même temps, l'ambiance du battle, ce sont aussi les règles. C'est-à-dire qu'à un moment donné, il y a un gagnant et un perdant. C'est une compétition. Donc, il y a des valeurs sportives qui résonnent. Comment est-ce qu'on trouve le juste milieu et comment est-ce qu'on reste intègre, fidèle à ses idéaux ? C'étaient un peu les questions que je voulais mette en scène à travers mon personnage Okmé (animateur, danseur de hip hop, ndlr).
Tu as reçu le Fauve d’Angoulême – Prix du public France Télévisions en 2020. Qu'est-ce que ça a changé pour toi ?
Chloé Wary. Je sens que j'ai bénéficié d'une certaine stabilité dans le travail et dans les sollicitations professionnelles. Ça m'a apporté beaucoup de visibilité auprès des structures culturelles et scolaires, beaucoup de liens avec les jeunes parce que je suis sollicitée pour faire des ateliers, des rencontres, tout un tas de choses qui font que je garde un peu les pieds sur terre. Et une reconnaissance professionnelle. Je pense que ça m'a permis de prendre confiance en moi et de me dire que j'avais vraiment ma place dans ce milieu.
As-tu le sentiment d'avoir progressé dans ton art avec ce nouvel album ? Est-ce que ça a été évident de garder ton style propre et dans le même temps d'avancer ?
Chloé Wary. C'était une évidence que je voulais m'ancrer dans cet univers-là et donc que j'allais récupérer les mêmes outils. Après, ce qui a été moins simple, c'était peut-être de ne pas répéter ce que j'avais déjà mis en place dans Saison des Roses et au contraire, d'essayer d'approfondir, de réexpérimenter, que ce soit les schémas narratifs ou le graphisme. C'était à la fois évident parce que je savais quelles contraintes de couleurs, de dessins, j'allais avoir et en même temps, j'avais quand même cette ambition d'aller un peu plus loin.
J'ai dû passer par plusieurs phases de recherche, de remise en question de mon dessin, tout un process qui a mis 4 ans au final entre les premiers écrits et la sortie du livre. C'était long, mais il a fallu que je prenne un peu de recul sur tout ce qui m'arrivait et puis, comme mes personnages sont quand même toujours intimement liés à mes réflexions personnelles, il fallait aussi que je mûrisse moi-même. Donc, ça a mis du temps. Maintenant que c'est fait, je suis soulagée.
Rosigny Zoo, de Chloé Wary. Flblb. 25€